30 octobre 2016

Devant la cause


Second poème en collaboration avec Khalid EL Morabethi, un peu plus politique cette fois-ci ^^
C'est sur notre blog commun.

28 octobre 2016

The China Experience – 40/ The Guilin Experience

Premier voyage en Chine, septembre-novembre 2002

Décollage ici.
Expérience précédente : The Miao Experience (pt. 3).


17 novembre 2002 – 18 novembre 2002 : The Guilin Experience, Guilin (Guangxi)

Guilin est une grande ville (quoi qu'en fait assez petite selon les critères chinois), étonnamment propre et jolie pour la Chine. Dès mon arrivée, je pars tel David Vincent « en quête d'un cybercafé qu'il ne trouva jamais ». En désespoir de cause, je téléphone à M. Ma. Celui-ci accourt et, depuis Lijiang, il n'a rien perdu de sa bonhomie ni de sa chaleur. Son appartement, grand, superbe, élégamment décoré, est un havre de paix et me donne un sentiment de luxe après mon road-trip dans le Guizhou. Je prends une douche bien méritée, après quoi M. Ma m'invite au restaurant en compagnie de son fils cadet (treize ans). Là, il commande une pléthore de plats et se raconte pendant que je me régale. Fraîchement diplômé en médecine, M. Ma a été « déporté » à la campagne une année durant, contraint à se « rééduquer » auprès des paysans, Révolution Culturelle oblige ! Sa voix tremble encore de rage lorsqu'il évoque cette année qu'on lui a volée. Travailler aux champs, lui qui était médecin ! Cette blessure ne guérira sans doute jamais tout à fait... Dans un autre registre, j'apprends que Richard Clayderman est très connu en Chine. M. Ma, grand fan, le considère comme un éminent représentant de la culture française (ouch !). Nous faisons finalement le tour du lac de Guilin, orné d'un parc magnifique et d'éclairages colorés. Cette ville, décidément, a du charme.

De retour chez M. Ma, je fais la connaissance de son épouse, une femme agréable, et l'on me montre fièrement une vidéo d'un spectacle du fils aîné, danseur contemporain. Ma grave ensuite sur un CD les photos qu'il a prises à Lijiang. Je consulte mon email mais n'y trouve nulle réponse de ma princesse indienne. Je commence à craindre le pire. Son silence ne peut vouloir dire qu'une chose : game over. Et cette idée ne me plaît pas, mais alors pas du tout. Comme je commence un peu à angoisser, conscient que le ciel peut me tomber sur la tête à tout moment, j'annonce à M. Ma que je partirai dès le lendemain pour Yangshuo. Il s'en montre fort déçu, insiste pour que je prolonge un peu mon séjour. Je m'en sors en arguant que je n'ai plus qu'une semaine avant de prendre l'avion, que je dois encore me rendre à Yangshuo et rendre visite à Iris. La vraie raison, c'est que j'ai peur d'apprendre que ma princesse m'a quitté et de m'effondrer sur place. Je n'ai pas envie d'infliger cela à la famille Ma. J'aurais bien aimé rester quelques jours de plus, je suis bien ici, je n'ai rien de spécial à faire à Yangshuo. Mais j'ai un problème à régler et je dois le régler seul. Avant de m'endormir, je fais un pacte avec moi-même et l'Univers, que je me sais tout à fait incapable de tenir. « Whatever you'll want me to do, I'll do. And this time I mean it! Si c'est fini, je ne ferai pas de drame, je ne me révolterai pas, je n'essaierai pas de la convaincre, ni n'entamerai de dépression nerveuse. Je l'accepterai, c'est tout. » J'écris longtemps pour exorciser ma peur, pour réaffirmer ma confiance en moi et en la vie. Mais au fond de moi, j'ai peur. Un peu plus tard je note que si l'on contracte, pour nommer Dieu, les pronoms « he », « she » et « it », on obtient « shit ». Tout est dit.

Là-dessus, une chiasse carabinée m'empêche de trouver le sommeil, et je ne parviens à dormir que trois heures.

Le lendemain, M. Ma m'offre un copieux petit déjeuner, puis me conduit en scooter à l'Hôpital du Peuple, où je rencontre ses collègues du service de radiologie, qui m’accueillent avec la plus grande courtoisie. Lorsque je demande au Dr. Ma s'il faut un permis pour conduire un scooter en Chine, il me répond d'un ton canaille qu'il avait la flemme de le passer, alors il l'a acheté. Nous sacrifions au rituel de la « photo de famille » et il me dépose à la gare routière. Nous échangerons des emails pendant plusieurs années. En 2007, sa boite mail cessera de fonctionner. J'ignore ce qu'il est devenu.

Le bus roule sous un ciel bleu mais au fond de moi, je sens venir un orage sans précédent.


Prochaine expérience : The Yanghuo Experience (Pt. 1).

26 octobre 2016

Résilience, suite et fin

L'autre jour, je terminais mon article sur Prince en m'interrogeant sur son thème, et concluais qu'il s'agissait de la relation qu'un être humain peut entretenir avec l’œuvre d'un autre être humain. C'était vrai, mais j'ai réalisé ensuite, en partie grâce à vos (nombreuses) réactions, qu'il s'agissait aussi d'un article sur la résilience. Pour conclure sur ces deux thèmes à la fois, je vous parlerai aujourd'hui d'une seule et unique chanson : Oh Father de Madonna, parue sur Like A Prayer en 1989. Si vous ne l'avez pas lu, je vous renvoie à l'article précédent pour comprendre le contexte de celui-ci, parce que je ne vais pas vous refaire toute l'histoire.

Ce qui est assez intéressant c'est que j'ai acheté Like A Prayer en 1990, plus d'un an avant de partir de chez ma mère, et que pendant plus d'un an je ne me suis pas spécialement reconnu dans le texte de cette chanson. C'est seulement à l'automne 1991, une fois tiré d'affaire, que j'ai commencé à contempler réellement la gravité de ce que j'avais vécu pendant trois ans. Alors, Oh Father m'a raconté une histoire : la mienne. Mot pour mot. J'étais en train de vivre, de penser, de ressentir tout ce que Madonna y avait mis. Il suffisait de remplacer « father » par « mother ». Entendre une voix d'adulte formuler, mieux que je n'aurais alors su le faire, tout ce qui me traversait, eut une valeur thérapeutique remarquable en ces tout débuts de rémission.

Mais ce n'est pas de moi que je veux parler, c'est de la chanson. Ce n'est qu'une petite pop song de cinq minutes : trois couplets, un pont et un refrain. Pourtant, tout ce qu'il y a à dire sur la résilience y est exprimé en quelques vers simples et concis. Il paraît que Madonna a un Q.I. de 200 : s'il en est une preuve, c'est l'incroyable justesse de ce texte. Je vous laisse vous y plonger (avec les paroles) puis je reviens pour en parler plus en détails.


« It's funny that way / You can get used to the pain and the tears / What a child will believe / You never loved me ». C'est la première phase de résilience : la prise de conscience de son propre statut de victime. C'est aussi, en même temps, le fait de réaliser que l'on s'était habitué à vivre dans l'aberration et à trouver ça normal. Et surtout, c'est « You never loved me ». Une personne violentée, qu'elle soit enfant, femme battue ou autre chose, est nécessairement manipulée par son bourreau. Il faut, pour être capable d'accepter l'inacceptable, être convaincu que votre bourreau vous aime et veut votre bien, malgré ce qu'il vous fait subir. Reconnaître ce mensonge pour ce qu'il est est une étape préalable à toute guérison. Je me souviens d'avoir été frappé par ce « You never loved me ». Comme une révélation cinglante, comme si j'ouvrais les yeux tout d'un coup !

« Seems like yesterday / I lay down next to your boots and I prayed / For your anger to end / Oh father I have sinned ». Dans la continuité du premier couplet, le dernier vers décrit la culpabilité qu'on a voulu implanter en vous, par suggestion répétée. Cette culpabilité est une stratégie indispensable pour le bourreau, qui pourra alors vous faire ce qu'il veut : c'est votre faute, pas la sienne. J'avais su résister à ça tout du long, c'est un point important que j'ai négligé de mentionner dans mon article précédent, qui pourtant explique bien des choses. Mais peu de victimes ont cette chance. Les trois premiers vers, quant à eux, revisitent les scènes de violence. Aussi douloureux que cela soit, il faut en passer par là : revivre. Revivre pour mesurer la gravité des actes. Revivre pour comprendre ce que l'on a vécu et, de fait, se comprendre soi-même. Revivre pour expulser de soi et, surtout, revivre en racontant. Ce n'est que le jour où l'on est capable d'en parler à d'autres, jusque dans les détails les plus sordides et sans honte, que l'on peut commencer d'en guérir.

« Oh father / You never wanted to live that way / You never wanted to hurt me / Why am I running away? ». Le pont, répété comme un mantra d'autosuggestion, revisite le « You never loved me » du premier couplet et le « I have sinned » du second. Ou de la nécessité de se convaincre en se le répétant encore et encore. Tu ne m'aimais pas. Ce n'était pas ma faute. Tes excuses et ta soi-disant bonne foi n'excusent rien. Cela nous mène directement aux thématiques du troisième couplet : tout le texte est, en fait, résumé dans ce pont.

« Maybe some day / When I look back I'll be able to say / You didn't mean to be cruel / Somebody hurt you too ». Madonna évoque les deux dernières étapes du processus de guérison. La première est de comprendre les mécanismes psychologiques de son bourreau. Ça ne vient que plus tard, parce que ça implique une certaine capacité à prendre de la distance. Il faut une certaine gymnastique intellectuelle, une certaine froideur déjà vis-à-vis des faits, pour être capable de se mettre à la place de l'autre, de cet autre-. Mais c'est nécessaire parce que ça le désacralise. Comprendre qu'il n'était, lui aussi, qu'un être humain en proie à ses faiblesses et à ses démons, c'est une manière de relativiser l'omnipotence qu'il a exercée sur vous. Même lorsque l'on s'est échappé, il reste quelque chose de cette emprise, qu'il faut parvenir à désamorcer. La question qui en découle, en dernier lieu, est celle du pardon. Beaucoup de thérapeutes et de bonnes âmes vous diront qu'il faut pardonner pour trouver la paix. Je ne le crois pas, et ce fut un soulagement immense lorsque ma tante, psychologue, me l'a un jour confirmé. Le pardon est possible mais nullement indispensable. Ne pas parvenir à pardonner, si l'on s'en croit obligé, peut conduire à développer une nouvelle forme de culpabilité, sinon vis-à-vis de son bourreau, vis-à-vis de soi-même (« je crois que j'en ai besoin mais je n'y arrive pas, donc je n'ai pas réussi à guérir, donc je suis une merde »). Le pardon est un choix. Après m'être menti à moi-même pendant des années, j'ai finalement décidé de ne pas pardonner, et je vis très bien avec ça. Il ne s'agit pas d'être consumé par la haine, juste de ne pas pardonner. Je vous conjure d'envoyer chier avec la plus grande fermeté ces apôtres du pardon, qui ne savent pas de quoi ils parlent ! J'ai longtemps cru, d'ailleurs, que Madonna prêchait le pardon avec ce troisième couplet, mais si c'était le cas la chanson se terminerait là-dessus. Et elle se termine sur le refrain.

Le refrain, je l'ai gardé pour la fin car il est ébouriffant de lyrisme (d'autant plus avec la musique) et surtout de vérité.

« You can't hurt me now / I got away from you / I never thought I could / You can't make me cry / You once had the power / I never felt so good about myself ». Il faut peut-être l'avoir vécu pour mesurer l'envolée, le hurlement de joie, l'élan de vie que représentent ces cinq petits mots à eux seuls : You can't hurt me now. Tu ne peux plus me faire de mal. Il faut peut-être l'avoir vécu pour mesurer la libération que représente ce simple constat. Moi, à quinze ans, j'en frissonnais. J'en frissonne encore, parce qu'un sentiment pareil ne s'oublie jamais. Ce refrain, chaque mot savamment pesé de ce refrain, c'est la victoire du bien contre le mal. C'est le début de la vie. C'est la liberté d'être, de penser, de choisir pour et par soi-même. De ne plus vivre quotidiennement dans la peur. Même si les blessures sont vives, même si l'âme est marquée au fer blanc, même si on ignore encore si on s'en remettra un jour, c'est une exultation qui n'a pas de prix.

Alors voilà. J'aime beaucoup de choses dans l’œuvre de Madonna mais ce morceau-là, c'est un petit bout de moi. Et je pense que beaucoup, beaucoup de gens s'y sont reconnus. Et pour ça, à elle aussi, je voulais lui rendre hommage.

J'allais conclure en disant que « ça commence à bien faire de parler de choses horribles » mais non, je ne peux pas dire ça : la résilience est une chose magnifique. Mais comme ça commence à bien faire de parler de résilience, je vais vous quitter sur une note disons plus gaie : Cherish, paru sur le même album en 89. Il faut avoir été amoureux pour comprendre cette chanson-là. Enfin je ne sais pas ce que vous, vous ressentez quand vous êtes amoureux, mais moi je me sens exactement comme ça :

25 octobre 2016

Verbe

Il y a trois ans, j'avais remixé un poème du jeune auteur marocain Khalid EL Morabethi, Derrière le mur.

Aujourd'hui, nous démarrons un projet d'écriture ludique à quatre mains. C'est sur un blog qui se nomme Verbe et le premier texte porte, justement, le titre Verbe

Et c'est ici.

24 octobre 2016

Un jour, mon prince viendra...


Le 21 avril 2016, un des plus grands artistes de notre temps s'est éteint. Chacun sait la relation passionnée que j'entretiens, depuis vingt-sept ans, avec la musique de Prince. Sa mort m'a pris de court, comme elle a pris de court tant d'autres fans que je connais. Une aventure extraordinaire, pour nous tous, touchait à sa fin. Je n'ai rien écrit alors et je ne comptais rien écrire ensuite, car je ne suis pas très doué pour les eulogies. Et puis il y a quelque chose de très intime, pour moi, dans le processus de deuil, quelque chose de difficile à partager, sinon avec ceux qui le vivent eux-mêmes. C'est ainsi que ce week-end-là, je l'ai passé cloîtré chez moi, à chatter avec d'autres fans sur internet, qui partageaient mon émotion, et à revisiter l’œuvre de notre héros musical. Musical, et textuel. On l'oublie trop souvent, tant ses talents de compositeur et de musicien étaient immenses, mais Prince était également un auteur. Comme l'a pertinemment illustré le dernier Prix Nobel, il y a de la poésie dans la chanson, et Prince était un remarquable poète : il est probable qu'avec le temps, on redécouvrira ses textes, de même qu'on redécouvrira la seconde partie de sa carrière, trop souvent occultée par la première.

Mais ce n'est pas de ça que je voulais parler.

Récemment, j'ai fait la rencontre d'un homme, un Français en Chine comme moi, que l'on peut qualifier sans exagérer de brisé par l'existence. Un bonhomme qui, la trentaine passée, vous affirme sans sourciller qu'il n’accédera jamais au bonheur, qu'il est dépressif à vie, qu'il n'a jamais su ce que c’était de s'amuser ni de « lâcher prise », et qu'il n'a nulle ambition de jamais le savoir. Si vous essayez de lui suggérer que, peut-être, il peut guérir de ses blessures, se réinventer, accéder à une certaine joie peut-être, il vous envoie bouler avec détermination. C'est violent, de se retrouver face à quelqu'un d'aussi affirmatif dans la damnation. On est tenté de se dire que c'est une posture, mais si c'en est une c'est une posture intérieure, pour lui-même, car il ne s'agit pas de l'image que cet homme souhaite donner aux autres mais bel et bien de l'image qu'il a de lui-même. Cet homme, que nous appellerons Georges afin de préserver son anonymat, se méprise lui-même, se pense nul en tout.

Que s'est-il passé ? Que s'est-il passé dans la vie de Georges pour qu'il soit ainsi ? Et c'est là que ça devient intéressant, pour moi du moins. Georges a été passé au broyeur dès l'enfance. Je n'en connais pas tous les détails, mais son histoire n'est pas sans résonances avec la mienne. Georges a connu la violence physique et le harcèlement psychologique, de la part de ses proches. Georges a connu les attouchements sexuels. Georges a connu la loi du silence, celle du monde des adultes qui se refusait à le sauver, ou même à lui reconnaître son statut de victime. Georges a connu l'inadéquation sociale, à l'école, que connaît un enfant chez qui il se passe des choses si anormales qu'il lui est impossible de se sentir en phase avec les autres enfants, qui à leur tour lui font bien sentir qu'il n'est pas des leurs. Georges a connu la dépression à un âge où les enfants se préoccupent de dessins animés et d'albums Panini. Georges a développé une personnalité solitaire, ultrasensible et passablement somatique. Et puis Georges est devenu adulte. Hanté par ses monstres, si mal armé pour affronter la société des hommes et le monde du travail, il a pourtant dû faire son chemin cahin-caha, chemin qui l'a finalement conduit en Chine, où il n'est d'ailleurs pas rare de rencontrer des individus « inadaptés » reconvertis en profs de langue.

Ce qui est intéressant pour moi chez Georges, en tant que cas d'école, c'est que d'un point de départ relativement commun – une enfance dévastée – nous sommes parvenus à un point d'arrivée radicalement différent. Nous sommes tous deux des survivants. Nous avons vu, vécu, subi des choses à faire frémir. Nous avions toutes les raisons de nous suicider et nous n'en sommes pas passés très loin. Nous avions toutes les raisons de devenir fous à lier et nous n'en sommes pas passés très loin non plus. Mais en dépit des démons qui me hantaient, je n'ai jamais renoncé à rechercher le bonheur. C'était même pour moi une sorte de Saint Graal, quand j'étais plus jeune. Je n'ai jamais renoncé à m'amuser et à lâcher prise, parce que c'était une condition nécessaire à ma survie. Je n'ai jamais admis la dépression, cette épée de Damoclès qui me menace régulièrement, comme une composante de moi qu'il me faudrait accepter, et non m'efforcer de tenir à distance. J'aime mettre de la musique joyeuse fort le matin, j'aime les pop songs romantiques, j'aime aller danser sur de la house music et j'aime flirter avec les princesses, même si je n'ai pas nécessairement envie de les ramener chez moi ensuite – c'est juste pour le jeu. Et surtout : je m'aime. Je peux parfois me taper sur les nerfs mais cela n'enlève rien au fait que je suis fou amoureux de moi-même, d'un amour inconditionnel. Oh, j'ai mes démons, mes zones d'ombres, bien sûr ! J'ai mes limites, aussi : ce n'est pas par caprice mais par sens des réalités que je ne veux pas avoir d'enfants. J'ai mes problèmes aussi : tenir la dépression à distance, et ces insomnies qui me rendent la vie impossible. À vrai dire je ne saurai jamais qui je serais si je n'avais pas vécu les horreurs que j'ai vécues. Mais peut-être que je ne saurais pas m'amuser parce que je ne saurais pas la préciosité du bonheur. Peut-être que j'aurais quand même des problèmes de dépression et de sommeil, et que je serais de toute façon trop individualiste pour vouloir fonder une famille. Qui saura ? Sans doute n'aurais-je pas cette violence, cette colère en moi qu'il me faut dompter. Mais peut-être que, parce que je n'aurais pas à faire tant d'efforts pour être doux et gentil, je serais un sale con. On ne sait jamais, en bout de course, ce que les épreuves nous ont apporté de bon et de mauvais.

Mais ce n'est pas de ça que je voulais parler.

Ce qui m'a frappé, en rencontrant Georges, c'est une question simple : pourquoi, avec un parcours similaire, suis-je devenu ceci et lui cela ? Pourquoi m'en suis-je sorti, avec des cicatrices certes mais sorti, et lui pas ? C'est la question de la résilience, et c'est une vraie question. Et là, quand je me suis posé cette question, la première chose qui m'a sauté au cerveau c'est : « Prince ». Prince est entré dans ma vie quand j'avais douze ans, et pas dans la sienne ! Sans doute, ça vous fait sourire, et pourtant...

D'abord, soyons clairs : il y a une multiplicité de facteurs. On estime par exemple que la résilience se développe chez les enfants victimes de traumatismes lorsqu'ils ont eu, préalablement, le temps de se construire une personnalité, des bases saines et solides, dans un environnement sain. Ça m'a frappé le jour où j'ai découvert ça, car j'avais toujours mis sur le compte de mes six premières années, exemplaires de bonheur, ma capacité à survivre aux années de cauchemar qui ont suivi. J'avais connu autre chose, autre chose était donc possible, et je pouvais m'accrocher à l'espoir de retrouver cet autre chose. Comme une princesse déchue dans son donjon, je pouvais m'autoriser à rêver de jours meilleurs. Un jour, mon prince viendra. J'ignore ce qu'il en est pour Georges, peut-être a-t-il connu l'horreur dès sa plus tendre enfance. Il y a aussi, sans doute, des facteurs de personnalité, des trucs génétiques : tout petit, j'étais un enfant confiant, communicatif, arrogant même parfois. Je n'ai découvert la timidité qu'ensuite, une fois brisé. Peut-être Georges était-il héréditairement prédestiné à une personnalité fragile. On ne saura pas. Je ne vais pas me lancer dans une vaine énumération de ce qui, de notre naissance à aujourd'hui, aurait pu faire que j'ai évolué dans un sens et lui dans l'autre : cet exercice hypothétique n'aurait guère d'intérêt. Contentons-nous d'admettre que les fondements d'une personnalité sont le fruit d'une multitude de facteurs. Mais quand même, une chose est sûre : il y a eu Prince.

Pour comprendre ce que je veux dire par là, il faut évoquer la teneur de la musique et des textes de Prince, et surtout la manière dont ses œuvres sont entrées dans ma vie, à un âge précoce. Il faut mesurer l'impact colossal que peut avoir l’œuvre d'un artiste sur un adolescent fragile, influençable, un être en formation. Il faut revenir en juillet 1989.

En juillet 1989, j'ai douze ans. Je vis seul avec une femme ultra-violente, incestueuse et manipulatrice, qui fait de ma vie quotidienne un enfer. Au cours des six années précédentes, j'ai vu tout ce qui constituait mon univers s'écrouler – que dis-je, être mis en pièces à coups de massue. Ma famille, en ruines. Mes parents, divorcés. Mon père, absent. Ma mère, folle. Mes chats, morts. Mes copains d'école, perdus chaque année ou presque, d'un déménagement à l'autre. Le statut social, à reconquérir à grand-peine dans chaque nouvelle école. L'argent, il n'y a plus que mes grands-parents pour m'en donner, mes parents ayant descendu l’ascenseur social à vitesse grand V. Les filles, elles ne me regardent même pas. Mon psychisme, en miettes, aux confins de la folie et de la morbidité. Ça, c'est moi à douze ans, et ça fait à peu près déjà six ans que ça dure. Que ça empire d'année en année, à vrai dire. Et je ne sais pas quand ça va s'arrêter. Juste qu'un jour je serai adulte et capable de reconstruire ma vie, mais je me demande si, d'ici-là, il en restera assez pour reconstruire quoi que ce soit. Je ne raconte pas tout ça pour me faire plaindre. Je n'ai pas envie qu'on me plaigne : j'en suis revenu et j'en suis super fier ! C'est juste pour poser le contexte. Sans doute le contexte de Georges, à douze ans, n'était-il pas si différent. Ce qui me sauve, au milieu de tout ça, c'est mon imaginaire. J'ai la chance, c'est déjà ça, d'être né dans une famille cultivée, et même au milieu du marasme on continue de m'exposer à la littérature, au cinéma, à la musique, à la bande dessinée... Je trouve un exutoire dans les comics de super-héros américains, dans les romans de SF, les films d'horreur et, de plus en plus, dans la musique à laquelle je commence à m'intéresser. Une chose mène à l'autre : fan de comics, dans un monde en pleine batmania grâce au film-événement de Tim Burton, je me risque à acheter la B.O. de Batman. Il se trouve que c'est aussi un album de Prince, et ce sera mon premier. Tout du long de ma cinquième, ce disque s'impose peu à peu comme un disque de chevet. Les textes, dans un anglais que je comprends encore mal, me fascinent de par leur sensualité et leurs ambivalences. La musique, quant à elle, me transporte : j'y trouve une énergie que je ne trouve nulle part ailleurs (mon univers musical est encore très limité), une sorte de trépidation, d'intensité où se mêlent en permanence la noirceur et la joie. Ce constat, je le ferai de nouveau en août 1990, lorsque je me déciderai à acheter deux autres albums de Prince, Graffiti Bridge et Purple Rain. Ce dernier, tout particulièrement, me sidère par l'intensité qui s'en dégage. J'ai treize ans et je me prends comme une tornade en pleine gueule les hurlements désespérés de The Beautiful Ones et Darling Nikki ; les beats hystériques, hyper-dansants, de Let's Go Crazy, Computer Blue et Baby, I'm A Star ; les paroles introspectives de When Doves Cry et Purple Rain ; le délire messianique de I Would Die 4 U ; la joie débordante de Take Me With U et, encore elle, Baby, I'm A Star... Je suis à ce point sidéré que je décide d'acheter, aussi vite que possible, tous les autres albums de Prince et, entre septembre 1990 et juin 1991, j'ingurgite neuf disques supplémentaires, tous plus fous, tous plus atypiques les uns que les autres. J'écoute tout ça à fond dans ma chambre, au casque dans mon lit (insomniaque, déjà), avec mon walkman sur le chemin du collège, à chaque fois que cela est possible. Je dévore les lyrics, sur les pochettes, avec avidité (et améliore considérablement mon anglais au passage). J'élargis mes horizons : confronté à des titres comme Housequake, dont la structure ne correspond pour moi à rien de connu, je me dis que je ne comprends pas cette musique et, refusant de m'avouer vaincu, je décide que je vais comprendre, et apprendre à apprécier. À quatorze ans, c'est pas mal comme réflexion. Et je réalise que j'ai trouvé là un artiste dont le travail me bouleverse, me parle, comme nul autre avant lui.

Il faut, disais-je, pour comprendre l'impact qu'a eu la musique de Prince sur cet adolescent, en comprendre la nature. Une particularité de l’œuvre de Prince, qui peut-être me correspondait – et me correspond toujours – particulièrement est que les ténèbres se logent en permanence au cœur de la lumière. La musique de Prince, telle qu'on la perçoit généralement, est plutôt dynamique : joyeuse, dansante et sexy. Ce qui est intéressant, c'est qu'au milieu de toutes ces bonnes vibes, il y a toujours comme une dissonance cachée quelque part. Ça peut être un vers dans le texte, généralement c'est un petit passage musical qui, vers la fin du morceau, le fait soudainement basculer dans une grille harmonique quelque peu tragique. Et l'inverse est vrai : il y a toujours, dans les morceaux les plus tristes, glissée au milieu d'un déferlement de violence affective ou de désespoir, une sorte d'élan de vie çà ou là, fut-ce parfois sous la forme d'un trait d'humour noir (car il y a aussi beaucoup d'humour et d'auto-dérision, chez Prince).

Et il y a l'intensité. Il y a, chez Prince, et peut-être encore plus chez le jeune Prince que je découvre alors, une intensité constante : tout est démesurément passionné. L'amour est, selon que ça se passe bien ou mal, overromantique ou hyperdramatique. Le sexe est transmué en art, voire en porte d'accès à la spiritualité. La frustration est un appel à la révolution. La foi religieuse est une transe métaphysique. Toute critique de la société se mue immédiatement en pamphlet hippie ou en rebuffade post-punk. La danse est un marathon. Les arrangements sont une sorte de surenchère de pistes et de micro-événements musicaux, comme si le silence était dangereux (on pense au reproche de Salieri à Mozart : « il y a trop de notes »). Ce n'est pas par hasard qu'une génération de jeunes Américains s'est reconnue en Prince avec Purple Rain : le Prince de ces dix premières années incarnait à la perfection la fougue et les excès de l'adolescence, ses incertitudes affectives et son idéalisme refoulé. Prince incarnait aussi la contradiction qui fut celle de la pop culture des années 80 : la survivance des idéaux hippies de nos parents y coexistait avec l'amertume post-punk de nos grands frères déçus. Grandir dans ce bain culturel-là, c'était quelque chose d'assez intéressant pour ma génération.

Moi, à quatorze ans, mon film de chevet c'est Pump up the volume : j'ai envie de tout foutre en l'air. Et j'ai toutes les raisons de. Les adultes m'ont promis le paradis puis plongé en enfer et tout le monde s'en fout, même les voisins qui entendent pourtant les hurlements jusqu'à l'aube. Même la principale du collège dont mes voisins sont, incidemment, les beaux-parents (cette pute de principale, qui m'engeule quand je sèche les cours bien contre mon gré, parce que ma mère décuve et ne m'a pas réveillé, après une nuit d'épouvante). On me dit de bien travailler à l'école, pour assurer mon avenir, mais je me demande si ma mère ne m'aura pas tué avant mes quinze ans, ou si je ne me serai pas suicidé pour lui couper l'herbe sous les pieds. Prince arrive comme une aubaine au milieu de tout ça : l'intensité émotionnelle que véhicule sa musique me renvoie à la mienne et en même temps la joie, l'espoir qui s'y expriment sans cesse me rattachent à mon rêve, à mon Saint Graal : être de nouveau heureux un jour.

Les mois, les années passent, et ma relation à l’œuvre de Prince se complexifie à mesure que ma réflexion s'étoffe. En août 1991, j'échappe finalement à ma mère, retourne vivre avec mon père. Un long processus de guérison s'entame, qui doit transmuer le fantôme que je suis – littéralement – devenu en un adolescent sinon normal, du moins fonctionnel. En 1991 et 1992, Prince sort Diamonds And Pearls puis O(+>, deux disques dont le thème principal est l'estime de soi, pour ne pas dire l'ego-trip parce que, comme ce qui a précédé, tout y est exprimé en termes excessifs. Ce n'est pas un ego-trip de rappeur, visant à rouler des mécaniques. C'est un ego-trip de séducteur, qui vise à faire mouiller les minettes en faisant preuve de respect à leur égard, et de raffinement. C'est aussi l'ego-trip d'un artiste Noir, qui affirme sa fierté de s'être élevé au-dessus de ses pairs en termes d'audace et de créativité. Je vais sur mes seize ans : les filles sont évidemment au cœur de mes préoccupations, et l'art également, car j'ai décidé de devenir auteur et musicien. Les textes les plus osés de Prince font mon éducation sexuelle, me donnent une longueur d'avance sur les garçons de mon âge. Et l'idée d'un art audacieux fait son chemin dans ma tête. Mais plus encore, peut-être : l'idée d'un amour-propre qui non seulement ne serait pas à honnir, mais à proclamer fièrement, dans cette société française qui pose la fausse modestie en valeur suprême, m'aide à me reconstruire. J'ai été victime, je ne suis pas coupable. J'ai été enlaidi, j'ai le devoir de m'embellir. Pas seulement physiquement, mais aussi spirituellement, car les textes de Prince sont teintés d'un humanisme omniprésent. C'est d'ailleurs grâce à Prince que, pour la première fois de ma vie, je me pose la question de Dieu, de l'intérêt d'avoir une spiritualité. Une spiritualité dénuée de bigoterie : Prince a beau être croyant, ça ne l'empêche pas de prôner une sexualité libérée. Et en même temps, je découvre la multitude de side-projects, ces albums entiers composés pour d'autres ou parus sous des pseudonymes, et les concerts en vidéo, et les clips, et les faces B et remixes disséminés sur les singles, et les titres offerts çà et là à d'autres artistes, et les bootlegs avec leurs tonnes d'inédits et de concerts piratés... C'est un jeu de cache-cache qui commence pour moi, comme pour tant d'autres fans avant moi : des heures à farfouiller dans les bacs des disquaires en quête d'une perle rare, la chasse au trésor pour dénicher l'existence de tel ou tel titre caché, parfois non crédité, sur l'album d'un autre. Il y a, pour tout fan de Prince, une fascination immanente pour le gigantisme de l’œuvre. Ce n'est pas comme s'il suffisait d'acheter une douzaine d'albums pour en avoir fait le tour : les quinze ans de carrière de Prince qui s'offrent à moi, d'un coup, sont une source de découvertes et de plaisirs constamment renouvelés, des centaines de compositions : une véritable aventure !

En 1993, j'ai seize ans, je suis en seconde et je commence, doucement, à aller mieux. La reconstruction de mon psychisme est en bonne voie et, aubaine, un concours de circonstances trop long à expliquer ici fait que je me retrouve, en cours d'année, à vivre seul. Seul. Libre. Je ne pars pas en couilles : je continue d'aller en cours, je ne me défonce pas, je fais mes devoirs et je jouis de la liberté de, enfin, prendre mon existence en main ! Je mange et dors à l'heure qui me convient. J'invite qui je veux quand je veux, je sors et rentre quand je veux et, surtout, je dispose d'une quantité de solitude quasi-illimitée pour prendre le temps de faire un retour sur moi. Je suis libre, et je me pose. C'est à cette époque que je décide de changer de nom, sinon légalement – c'est impossible en France – du moins socialement. Frédéric Henry devient Madcap Ecstasy (que je styliserai plus tard en madcap xtc). Ce changement de nom n'est pas un caprice d'adolescent, c'est une redéfinition nécessaire à ma guérison. Le nom que l'on m'a donné correspond, pour moi, à un être à ce point brisé qu'il m'est impossible de guérir sans le tuer, pour renaître ensuite. Le nom que l'on m'a donné, je ne peux pas l'associer à la phrase « je m'appelle », car je ne peux pas m'appeler du nom de cet enfant pathétique, écrasé par l'existence, que j'étais peu avant. J'aurais pu choisir de m'appeler Alexandre Duplessy ou Robert Dupont. Mais comme je suis depuis longtemps habitué à l'excentricité, et que je ne puis me redéfinir qu'à travers elle, je choisis Madcap Ecstasy. Un heureux hasard veut qu'à la même époque, Prince entre en guerre avec sa maison de disque, avec l'establishment qui, pourtant, a fait de lui la star qu'il est. Pour marquer le coup, il change son nom en un symbole imprononçable. Cette annonce, faite en juin 1993, arrive deux ou trois mois après que j'aie décidé de changer mon nom, moi aussi pour une bizarrerie. La coïncidence est troublante. À compter de ce moment-là, le destin de Prince et le mien commencent à se jouer – dans ma tête, du moins – comme deux histoires parallèles. L'année suivante, Prince sort le titre Endorphinmachine. Il comporte un vers qui fait écho à notre double résurrection et qui, depuis, n'a jamais cessé d'habiter mes choix : « But every now and then there comes a time u must defend your right 2 die and live again, live again, live again ». Se réinventer, toujours !

Je pourrais d'ailleurs, mais ce serait fastidieux, énumérer les dizaines de vers ou de textes de Prince qui, de ce jour à aujourd'hui, se sont gravés dans mon psychisme. Il y en a une multitude : j'en ai tiré des perles de sagesse, des idées qui résonnaient en moi à un moment donné et, bien souvent, apportaient des réponses aux questions que je me posais.

En même temps que je découvre l'immensité de son œuvre, je me documente et en apprends davantage sur la carrière passée de mon sensei : sa passion pour le DIY, son rejet des conventions, sa rébellion face aux majors du disque, son besoin irrépressible de liberté et d'indépendance, son sens du détail, sa féminité, son féminisme, son végétarisme, son refus des drogues, son questionnement métaphysique incessant, son souci de protéger sa vie privée du regard indécent des médias... Même dans le monde excentrique des artistes et des stars, Prince apparaît comme un excentrique. Parvenu à la vingtaine, je suis imprégné de cette philosophie, convaincu de la nécessité de faire les choses autrement, que ce soit en termes de création ou de choix de carrière.

En tout cas, les années passent et chaque année il sort un, deux, cinq ou six albums de Prince. Moi, je me lance dans cette aventure un peu hasardeuse mais toujours audacieuse qu'est ma vie. La mienne. Celle qu'on m'a volée et que j'ai reprise. Prince avait dix-huit ans de plus que moi, mais nous mûrirons en quelque sorte en parallèle. Au fur et à mesure que sa rage s'apaisera, qu'il s'assagira, ma rage s'apaisera et je m'assagirai. Au fur et à mesure que son travail perdra un peu de sa fougue pour gagner en maturité, il en ira de même du mien. Régulièrement, il sortira une chanson dont les paroles, étrangement, feront écho à une situation que je suis en train de vivre. Lorsque je me tourne avidement vers Bill Laswell et les musiques expérimentales, en 2003, Prince publie N.E.W.S., son album le plus atypique. Ce n'est qu'un exemple parmi bien d'autres. Ce qui est certain c'est que la musique de Prince – avec bien d'autres disques de bien d'autres artistes, certes, mais il y a une constance avec Prince – devient la bande originale de ma vie. À chaque époque de mon existence, depuis vingt-sept ans, il y a un nouveau disque de Prince qui tourne en boucle. À chaque moment important, à chaque tournant, il y a un disque de Prince en background. Mes souvenirs sont imprégnés non seulement de cette bande sonore, mais de la philosophie des textes qui l'accompagnent. Alors aujourd'hui, c'est un sentiment étrange de penser que je vais devoir continuer sans lui. Des centaines de titres inédits vont être publiés, tirés de ses mythiques archives, mais son parcours – humain et artistique – s'est arrêté abruptement en avril dernier. Le mien, pourtant, doit se poursuivre. Je dispose, heureusement, d'une mine inépuisable de musique, de textes et de souvenirs princiers pour me rappeler à l'ordre, quand cela sera nécessaire.

Mais ce n'est pas de ça que je voulais parler.

Ce dont je voulais parler, pour en revenir à Georges : c'est de ce qui nous différencie dans notre résilience. Et ce qui nous différencie, c'est que j'ai eu la chance inouïe, précieuse, de rencontrer l’œuvre de Prince à l'âge de douze ans. Quelle aurait été ma vie sans cela ? Je ne puis pas plus le dire que je ne puis dire quelle aurait été ma vie sans l'enfance qui a été la mienne. Ce que je peux, en revanche, affirmer sans exagérer, c'est que je ne serais pas l'homme que je suis si Prince n'était pas entré dans ma vie. Ma sexualité serait différente. Mon rapport à ma propre identité et à la société qui m'entoure seraient différents. Mon travail artistique serait différent. Ma conception de l'art serait différente. Ma spiritualité serait différente. Mon enthousiasme serait différent. Ce n'est pas exagérer que de me demander si je serais, adolescent, parvenu à remonter la pente colossale qu'il m'a fallu remonter sans l’œuvre de Prince pour me redonner le goût de la vie, l'amour-propre et l'ambition du bonheur. Parce que si je devais résumer tout cela, je dirais que, de For You en 1978 à Hitnrun Phase Two en 2015, s'il fallait condenser l’œuvre de Prince en un seul mot, ce serait « vitalité ». La musique de Prince, et ses textes de même, débordent d'une vitalité trépidante, « frétillante » comme disait ma meilleure amie. Une vitalité à l'image de cet homme qui dormait quatre heures par nuit, faisait l'amour quatre fois par jour et faisait de la musique sans s'arrêter le reste du temps. Le genre de vitalité qui témoigne d'une passion sans borne pour la vie, et pour soi-même. Le genre de vitalité qui ne peut être que le fruit d'un psychisme complexe car, pour jouir à ce point du simple fait d'être en vie, il faut avoir connu la souffrance, et Prince l'avait connue. « I've got 2 sides, and they're both friends » (My Name Is Prince, 1992).

Cet article n'est pas un article sur Prince. Ce n'est pas non plus un article sur moi. Et ce n'est pas un article sur « Georges ». Faute de meilleure définition, je crois que c'est un article sur la relation qu'un être humain peut entretenir avec l’œuvre artistique d'un autre être humain, et sur la manière dont celle-ci peut être salvatrice. Parce que parmi les choses qui ont manqué à Georges, qui ne m'ont pas manqué à moi, il y avait Prince. Parce que Prince m'a peut-être sauvé la vie. Et c'est une vie qui méritait d'être sauvée. Et pour cela, je lui rendrai éternellement hommage.

« For all time I am with u, and u are with me » (Adore, 1987).

J'espère que Georges aussi, un jour, son prince viendra.


23 octobre 2016

The China Experience – 39/ The Miao Experience (pt. 3)

Premier voyage en Chine, septembre-novembre 2002

Décollage ici.
Expérience précédente : The Miao Experience (Pt. 2).


02 novembre 2002 – 17 novembre 2002 : The Miao Experience, de Lijiang (Yunnan) à Guilin (Guangxi), en passant par Dali (Yunnan), Xiaguan (Yunnan), Kunming (Yunnan), Guiyang (Guizhou), Kaili (Guizhou), Leishan (Guizhou), Xinjiang (Guizhou), Lengde (Guizhou), Rongjiang (Guizhou), Zhaoxing (Guizhou) et quelques autres villages dont j'ignore le nom.

Le 13 novembre, je quitte Langde et retourne à Kaili, d'où je prends un autre bus qui doit me conduire à Rongjiang. Le téléviseur du véhicule diffuse une comédie débile sous-titrée en anglais : The sexy million dollar man, et puis Dance of a dream dont je ne me rappelle rien. The sexy million dollar man parvient tout de même à m'arracher quelques sourires. Le film commence sur le réveil du héros, un jeune milliardaire qui vit dans une somptueuse villa à Hawaï. À son lever, une horde de serviteurs se présente. On lui donne un verre de lait. Le lait n'est pas à son goût et il le recrache sur le lit, après quoi il s'exclame : « Changez les draps ! Non ! Changez le lit entier ! Balancez celui-là et achetez-en un nouveau ! ». Il saute ensuite de la fenêtre et atterrit dans la piscine, où l'attend et l'acclame une armada de major babes en bikini. Là-dessus, un hélicoptère passe le prendre et c'est comme ça tout du long, jusqu'à-ce qu'un accident obligent les médecins à le transformer en cyborg, et remplacent son pénis par un tuyau de douche. Il obtient en contrepartie des super-pouvoirs, dont celui de se transformer en n'importe quoi (y compris un tube de dentifrice géant), et il y a toutes sortes de clins d'œil à Pulp Fiction, Terminator 3, Alien 5, Jurassic Park 4 (oui je sais, aucune de ces trois séquelles n'existaient à l'époque !). Et tout ça bien entendu jusqu'au combat final contre quelque méchant surpuissant...

J'arrive à Rongjiang après le crépuscule. À peine ai-je posé un pied hors du bus qu'un jeune Chinois me demande où je vais. Comme je lui explique que je cherche un hôtel, il hèle un rickshaw, monte dedans avec moi, me dépose devant un hôtel, paie le chauffeur et disparaît en me souhaitant un bon voyage en Chine. Comme ça ! La chambre d'hôtel est minuscule mais propre, j'y avale un bolino de nouilles. J'allume la télévision et tombe en contemplation devant un opéra Chinois sur CCTV 11. Je ne comprends rien à l'histoire mais je regarde jusqu'à la fin. C'est tout simplement fascinant : les costumes colorés (l'un des personnages possède de grandes antennes sur la tête, avec lesquelles il joue sans cesse), les danses qui flirtent avec les arts martiaux, la musique trop chelou... Tout est si étrange et abstrait qu'en lieu et place d'une œuvre classique, j'ai le sentiment d'assister à une performance d'art contemporain. Après cela, un film retrace la vie de Mao. L'acteur lui ressemble à s'y méprendre et je n'ai pas besoin de comprendre le Chinois pour saisir que le dictateur est ici représenté comme le « bon petit père du peuple ». Une scène est à la limite du ridicule : alors qu'il roule au milieu de nulle part dans sa limousine noire, Mao voit un paysan qui peine à porter quelque lourd fardeau. Il ordonne alors à son chauffeur de s'arrêter, descend du véhicule, déleste le paysan de son fardeau et le porte lui-même jusqu'au village. On y croit ! Pour le reste, c'est à croire que Mao passait sa vie à caresser affectueusement le crâne des enfants qui venaient l'acclamer et lui offrir des fleurs et, bizarrement, on ne le voit jamais déflorer une vierge ! Après le film, un documentaire interviewe les acteurs, de toute évidence très honorés d'avoir participé à cette mascarade.

Le lendemain, je passe l'essentiel de mon vingt-sixième anniversaire dans un bus. Avant d'embarquer, je dégotte un cybercafé et y trouve un email de ma princesse indienne, qui me souhaite un joyeux anniversaire. Son message est froid comme la mort : elle s'adresse à moi sur le ton formel d'une relation lointaine, me souhaite de trouver le bonheur durant l'année qui vient comme s'il était évident qu'on ne se reverrait plus, etc. Je lui renvoie un message aussi gentil que possible, m'efforçant d'éveiller en elle quelque sentiment d'humanité. Je décide de ne pas tirer de conclusions hâtives. Entre ma forte intuition depuis Lengde et ces deux derniers messages, il serait facile de céder à la panique. Il est certes évident que quelque chose cloche. Mais je n'ai pas non plus de preuve qu'une catastrophe majeure est en train de se jouer. Peut-être est-elle juste mal lunée. Peut-être attend-elle juste que je rentre pour qu'on s'explique sur notre échange de mails un peu houleux à Lijiang, affaire que je pensais pourtant réglée. Bref, je prends la résolution de ne pas me formaliser et d'attendre... Les routes du Guizhou ne sont décidément pas en meilleur état que celles d'Inde et de Mongolie. Mais j'aime le bruit des matériaux du bus qui vibrent et j'aime avoir le droit de fumer à la fenêtre en contemplant les paysages. Le bus me dépose dans un hameau sans nom et il me faut marcher une heure pour atteindre le village Dong de Zhaoxing (prononcer « Djaoshing »). Mon sac à dos pèse une tonne, mais c'est avec entrain que je parcours la route isolée sur fond de coucher de soleil. Il m'est agréable d'être de nouveau un backpacker, de voyager « à la dure ». La nuit tombée, j'aperçois au loin des lumières. Peu à peu, je devine un grand village, tout illuminé en effet, d'allure hospitalière. Je trouve sans peine une guest-house, où l'on me prépare à manger.

Le lendemain, après avoir rêvé que je me trouvais au milieu d'une épidémie de démence ultra-violente, quelque part entre Démons 2 et 2000 maniaques, je fais le tour du bled. Blotti entre des collines, Zhaoxing me semble un lieu très vivant après Lengde. Un peu partout, des femmes s'échinent à aplatir des tissus à coups de marteaux (pourquoi ?). À la sortie de l'école, des gamins s'intéressent à moi et à mon cahier. Hormis flâner, il n'y a pas grand-chose à faire et je songe qu'il est temps de gagner Guilin puis Yangshuo. J'étais venu expressément pour trouver la sérénité auprès des Miaos et des Dongs, mais c'est finalement à Lijiang, chez les Naxis, que cela s'est fait ! Le soir, j'écris la chanson Maman sur un instrumental de DaBoostemp, dans ma chambre d'hôtel. Ce sera la dernière chose que j'écrirai au sujet de ma mère. Il semble que, enfin, j'ai vidé mon sac... Ce texte, qui fait état de ses nuits d'ivresses ultra-violentes, réveille en moi des souvenirs douloureux. J'avais presque oublié à quelle point la garce prenait plaisir à me martyriser. Alors que je suis généralement soulagé de la savoir morte, j'éprouve une passagère frustration. Morte, elle est hors de portée de toutes représailles : je voudrais pouvoir la pourrir, l'insulter, lui en mettre plein la gueule. J'ai déjà essayé de régler mes comptes avec elle, quelques années avant sa mort, mais elle n'a jamais rien admis. Elle était Sainte-Jacqueline. Tout ce qu'elle a fait était, au pire, inventé par moi et, au mieux, la faute des autres (ou la mienne) qui l'avaient poussée à bout. Et de toute façon ça n'était « pas si grave ». Des fois c'était même « pour rire » (par exemple la fois où elle m'avait étranglé jusqu'à suffocation, ainsi d'ailleurs que les attouchements sexuels – ma mère avait beaucoup d'humour, j'avais cette chance !). Bref, la lutte était vaine : jamais je n'aurais pu lui faire admettre quoi que ce soit. Mais ce soir-là, très brièvement, j'éprouve un immense désir de vengeance (ou de justice). La violence que cette femme m'a infligée m'a rendue insupportable la violence du monde en général. Je me demande ce que je ferai, quand je n'en pourrai plus de supporter cette violence. Ou plutôt ces violences, toutes ces petites violences quotidiennes que les gens s'infligent entre eux. Sans compter ma propre capacité, humain trop humain, à déverser mon agressivité sur les autres. Que ferai-je alors, le jour où je n'en pourrai plus ? Me retirerai-je tout à fait du monde ? Quitterai-je ma princesse indienne ? Ou parviendrai-je à surmonter ma peur et à continuer de vivre avec mes semblables ? Nous verrons bien...

Là-dessus, je rêve de trucs bizarres : une amie se présente chez moi, m'avoue qu'elle est dépressive, se déshabille et sort nue dans la rue. Je pars à sa recherche, j'atterris dans un parking souterrain où des gens se bastonnent à tout venant. J'en réchappe et rentre bredouille chez moi, où je suis pris d'une envie irrésistible de renifler la petite culotte que mon amie a abandonnée là (!). Finalement, elle revient : il ne lui est rien arrivé, elle va mieux et tout le monde est content.

Puis vient le temps de quitter le monde hors du monde des minorités. Un bus me conduit loin de Zhaoxing et me dépose sur le bord d'une route. On me fait comprendre qu'un autre bus passera, Dieu sait quand, qui me conduira Dieu sait où. L'endroit n'est rien d'autre qu'un carrefour, loin de toute ville ou village, juste quelques échoppes. Je tente d'obtenir quelque information de la part des riverains et tous semblent certains que oui, un bus viendra. Comme personne ne parle un mot d'anglais, j'ai quelques doutes mais j'attends. Les heures passent et pas de bus. Je commence à me demander ce que je vais faire, où je vais manger, où je vais dormir... J'aime cette incertitude. Si nul bus ne vient, ce sera l'occasion d'autres aventures, d'autres rencontres, d'autres découvertes, et je trouverai bien moyen d'aller à Guilin le lendemain. Mais au bout de trois ou quatre heures, un véhicule se présente enfin, qui devrait me rapprocher de Guilin.

Je me retrouve dans une petite ville moche, dont j'ignore le nom. Je trouve une chambre minable dans un hôtel miteux, où je bataille longuement avec une chasse d'eau sauvage. Le combat s'achève sur un statu-quo (ni la chasse d'eau ni moi ne venant tout à fait à bout de l'adversaire), et je me laisse hypnotiser par un autre opéra chinois sur CCTV 11. Suit une fiction sous-titrée en anglais sur la résistance de Taiwan contre l'occupant hollandais au dix-neuvième siècle, dont le héros se nomme « Imperial Namekeeper ». Et en ce dernier soir d'exil dans les terres perdues du Guizhou, je termine ma lecture de Louisiana, récit d'un autre exil, celui d'une petite communauté française dans une Amérique à peine conquise.

Il se trouve, dans cette ville sans nom, des véhicules en partance pour Guilin. Aussi je salue bien bas le Guizhou et retourne, en quelque sorte, à la civilisation.


Prochaine expérience : The Guilin Experience.

14 octobre 2016

The China Experience – 38/ The Miao Experience (pt. 2)

Premier voyage en Chine, septembre-novembre 2002

Décollage ici.
Expérience précédente : The Miao Experience (Pt. 1).


02 novembre 2002 – 17 novembre 2002 : The Miao Experience, de Lijiang (Yunnan) à Guilin (Guangxi), en passant par Dali (Yunnan), Xiaguan (Yunnan), Kunming (Yunnan), Guiyang (Guizhou), Kaili (Guizhou), Leishan (Guizhou), Xinjiang (Guizhou), Lengde (Guizhou), Rongjiang (Guizhou), Zhaoxing (Guizhou) et quelques autres villages dont j'ignore le nom.

Mon périple du lendemain me conduit – enfin ! – à mon premier village Miao : Xijiang (prononcer « Shidjiang »). Xijiang est assez mignonne, mais ça n'est pas encore mon fantasme de village Miao : trop gros, trop moderne, trop bétonné... Mais il faut faire une halte. Je me lie d'amitié avec deux jeunes Allemands nommés Niels et Louisa. Niels parle chinois couramment et négocie pour nous deux une chambre chez une famille Miao. Là-bas nous attend David, un Hongkongais qui vit au Canada. Nous dînons avec nos hôtes, un couple charmant qui nous sert verre sur verre d'alcool de riz. Niels étudiant les langues orientales, il s'intéresse naturellement à la langue Miao. Alors que le Chinois comporte cinq tonalités (en comptant le ton neutre), le Miao n'en comporte pas moins de dix ! Déjà qu'il est délicat pour une oreille française de saisir celles du Chinois... Niels demande à l''épouse de les réciter dans son dictaphone, et c'est plus ou moins « do ré mi fa sol la si do » ! Nous finissons la soirée ivres morts, et nous endormons paisiblement dans la confortable chambre, toute de bois, qu'on nous a attribuée.

Comme Niels et Louisa ont déjà un peu bourlingué dans les parages, ils me suggèrent d'aller à Lengde. Selon eux, ce village-ci, bien plus petit que Xijiang, devrait me convenir à merveille. Il n'y a bien entendu pas d'hôtel, mais je puis facilement loger chez l'habitant. Il me faut donc repartir dans l'autre sens, vers Kaili, et demander au chauffeur du bus de me lâcher dans le bon village. Une fois sur place, je vois qu'on ne m'a pas menti : c'est tout petit, c'est tout en pierre, c'est au bord d'une rivière entre les collines ! C'est exactement ce qu'il me fallait !

Sur la place du village, je tombe sur une classe d'étudiantes de Guiyang, venues passer quelques jours ici dans le cadre d'une sortie universitaire. Leurs professeurs les accompagnent et on me conduit dans une famille Miao où logent certaines d'entre elles. La famille est la plus riche des environs, m'informe-t-on, ce que confirme la présence d'une télévision, objet encore rare par ici. Nous dînons et je suis, très vite, l'objet d'attention principale des étudiantes et de leurs professeurs. Trois étudiantes en particulier, Ling Ling, Ai Zhu et Li Zhong, m'adoptent complètement. Je suis sur le point de fêter mes vingt-six ans et, une semaine plus tôt, Iris m'affirmait qu'elle était convaincue que j'en avais trente-six. Mes trois étudiantes, quant à elles, m'en donnent seize ! Allez comprendre... Après dîner, elles m'invitent à les accompagner pour un cours d'anglais qu'elles donnent aux villageois. L'ambiance est plus ludique que scolaire et ma présence ne fait qu'amplifier ce phénomène. Pour une raison que j'ignore, Ling Ling inscrit le mot « lesbian » au tableau et le traduit, ce qui provoque l'hilarité des villageois. Finalement, dans la grande chambre propre et confortable que l'on m'a attribuée, je savoure de me poser un peu après cinq jours de voyage ininterrompu...

Au cours du petit déjeuner, j'observe la grand-mère qui – je vous jure que c'est vrai ! – essaie de tuer un moucheron avec une serpette ! Le plus fou eut été qu'elle y parvienne et je suis presque soulagé lorsqu'elle renonce finalement. Je passe la totalité de ma première journée à Lengde en compagnie des étudiantes. L'après-midi, les villageois organisent en notre honneur une sorte de spectacle, où de jeunes hommes et femmes du village procèdent à toutes sortes de danses pendant que d'autres hommes jouent de la musique. J'ai décidément du bol, parce que n'eut été la présence des étudiantes, je n'aurais pas vu ça. La fête se poursuit tout le soir durant. La directrice de l'université de Guiyang me présente à tous les pontes du bled, et comme chacun est prié de donner de la voix sur la grand-place, on insiste pour que je chante une chanson. À vrai dire, je n'y tiens pas trop. Mais comme tout le monde me sait désormais chanteur, je suis cuit. La directrice de la fac me dit « ce sont des gens simples, n'importe quoi fera l'affaire mais vous ne savez pas le plaisir que ça leur fera. Dites juste quelques mots avant pour expliquer de quoi parle la chanson ». Pour quelque drôle de raison, les villageois de Lengde, incapables de différencier Billie Jean de La Traviatta, m'impressionnent bien davantage que les hipsters devant lesquels je me produis à Lyon. J'essaie de songer à la chanson la plus brève possible (ce qui exclue d'office les miennes), et après leur en avoir vaguement expliqué le sens, je leur sers The Question Of U de Prince (un couplet, on ne peut pas faire plus court !). Plus tard, mes trois potes me content leur quotidien, dans la plus grande ville de la plus pauvre des provinces chinoises. Je suis aussi un peu échauffé parce qu'elles sont tout simplement irrésistibles, surtout Li Zhong qui me retourne la libido avec son corps de rêve et ses sourires. Mais il n'est pas question de flirter, alors personne ne flirte...

Le lendemain, les étudiantes s'en vont. Je me retrouve seul dans un village où nul ne parle anglais. Je décide de rester encore cinq jours. Pas un touriste ne viendra troubler mon séjour. Mes rêves changent soudainement à Lengde. Je rêve trois fois de ma mère, et les trois fois je lui tiens tête lorsqu'elle veut se jeter sur moi, de sorte qu'elle bat en retraite. Je fais d'autres rêves encore, mais pour la première fois depuis mon départ de France, je n'ai plus le mauvais rôle ! Mon inconscient fait son petit chemin vers un mieux-être, semble-t-il. Je dévore Skull session avec avidité. Je relis en parallèle L'incident Œdipe, parsemant mon manuscrit de ratures supplémentaires. Je poursuis, sans conviction, mon scénario du troisième album d'Épeira et prends des notes pour Blastann Zeimer. En relisant mon roman, je me réjouis des différentes expériences que j'y ai faites. À cette époque-là, je n'ai pas encore découvert Milan Kundera (je ne me plongerai dans son œuvre que quelques mois plus tard) mais les notes que je prends à Lengde, préfigurent déjà la révélation que seront pour moi ses romans. J'écris en effet que la plupart des romans que j'ai lus dans ma vie, et j'en ai déjà lu foison, respectent avec obstination la linéarité du récit, se figent dans une unité stylistique qui se refuse à toute expérimentation. J'y vois une limite immense à l'art du roman, et c'est précisément à travers ses romans et son essai L'art du roman que Kundera viendra bientôt me conforter dans cette idée, m'encourager dans une voie sur laquelle je me sentais jusque-là bien seul...

Le reste de mes journées se passe à déambuler dans les collines, au milieu de paysages idylliques. Seul le ciel, capricieux, se fait parfois gris et triste. Comme je squatte aux abords d'une rizière, une femme Miao m'invective et je me demande si ma présence est inopportune, mais je n'en saurai pas davantage. La famille qui m'accueille est courtoise mais assez froide. On me fait à manger trois fois par jour, on me remplit un bac d'eau chaude lorsque je souhaite me laver, et c'est à peu près tout. Un soir que le fils, un gamin d'une dizaine d'années, regarde un film chinois sous-titré en anglais. Je me pose devant la télévision mais le film est tellement navrant que je m'en désintéresse vite. La nuit, ce que je suppose être des souris se baladent au-dessus de ma tête, dans le grenier. Je poursuis tout du long mon travail sur moi. J'aborde la question mon identité sexuelle, en perpétuelle fluctuation entre mâle et femelle. Depuis deux ans, le féminin avait largement pris le dessus : la moitié de Lyon me croyait gay à cause de mon look de grande folle, de ma gestuelle efféminée, de mes longues tresses violettes... Je me sentais plus femme qu'homme, en dépit de mon hétérosexualité. Je me sentais lesbienne, en somme. Les choses se sont d'un coup rééquilibrées lorsque j'ai rencontré ma princesse indienne. Avec elle, j'ai commencé à me réconcilier avec mon masculin, un travail que je poursuivrai tout au long de notre relation. J'analyse un peu le parcours qui m'a conduit à une si forte féminité. Issu d'une lignée de princesses, sans sœur pour prendre la relève. Élevé par ma mère et mes deux grand-mères, leurs discours féministes et leur mépris des hommes. Hommes faibles, lâches, idiots, brutaux parfois... Mon père, qui a dix fois moins de tempérament que ces femmes, ne risque pas d'améliorer l'image que je me fais des hommes. Mon grand-père maternel est mort lorsque j'avais deux ans, et mon grand-père paternel était de ces hommes aussi fermés qu'une porte de prison. Et puis il y a ce bébé que ma mère a perdu quatre ans avant ma naissance. Fausse couche, on ne saura jamais si c'eut été une fille ou un garçon. Mais ma mère, dans sa folie, a décrété que c'était une fille, et qu'elle eut été parfaite. Je vis dans l'ombre de cette grande sœur imaginaire, qui me surpasse en tout et qu'il me faut égaler. Bref, on a gravé dans mon subconscient que les femmes sont infiniment supérieures aux hommes. Ceci explique que j'ai tant voulu en être une. Cela explique aussi que, paradoxalement, je ne sois jamais devenu homosexuel : si les femmes sont supérieures aux hommes, comment pourrais-je jamais désirer un homme ? J'apprends à faire l'amour « comme une fille » et cela devient ma botte secrète : plusieurs filles victimes de viol viennent se guérir dans mes bras, se réconcilier avec le sexe, et me quittent ensuite pour pouvoir tourner vraiment la page... Être une lesbienne... C'est un programme un peu compliqué quand on a une paire de couilles entre les jambes. Alors je songe qu'il est temps d'accepter enfin que je suis un homme et qu'il n'y a ni de mal, ni de honte, à cela...

Je songe aussi aux six mois qui ont séparés la rouquine de la princesse indienne. Six mois de paralysie complète concernant ma capacité à, comme dirait Houellebecq, « entamer une démarche de séduction ». Cela avait commencé un peu avant, à vrai dire, après la jeune fille aux yeux de miel. Je m'étais installé définitivement sur mon canapé. Ensuite il y avait eu la Québécoise et finalement cette semaine furieuse, début septembre 2001, où cinq filles différentes s'étaient succédées dans mes bras en l'espace de quelques jours... Comme évoqué dans La Québécoise, les Islamistes en furent à ce point outrés qu'ils déboulonnèrent immédiatement le World Trade Center en représailles. Sacré responsabilité pour mes petites épaules... Et du coup plus rien, sinon un happening désespéré en décembre. La rouquine, ça aurait pu marcher mais ça n'a pas marché, et ça m'a tellement anéanti qu'à l'exception d'un nouveau happening désespéré, je m'en suis tenu là pour six mois... Il est vrai que ma meilleure amie enceinte s'était installée chez moi : pas idéal pour pêcho. Et puis je me traînais comme une épave, de soirée en soirée, hanté par la rumeur publique. Je crois que c'est ça en fait, qui m'a paralysé le plus. Il était devenu rare que je rencontre une fille qui n'ait pas déjà entendu parler de moi. Le problème c'est qu'il se disait tant de chose à mon sujet, bonnes et mauvaises, vraies et fausses, que je ne savais jamais ce que sous-entendait leur « ah... mais c'est toi Madcap ?! » (mon surnom dans la vraie vie, et mon nom de scène à l'époque). Oui c'était moi Madcap. Le problème était que, selon qui leur avait parlé de moi, je ne savais jamais trop de quel Madcap il s'agissait. Était-ce le hipster hyperactif et charismatique, l'artiste doué, le mec sympa qui se bougeait pour organiser des festivals et accueillait tout le monde dans son auberge espagnole que décrivaient certains ? Ou était-ce le salaud prétentieux, sexiste, hypocrite, mondain et superficiel que décrivaient mes ennemis auto-proclamés. Difficile de savoir. Comment aborder une fille qui porte en elle un portrait imaginaire de vous ? Et puis il y avait aussi un autre problème, qui était que tout se savait. S'il advenait que je me prenne un râteau, la ville entière le saurait ! Et le proverbe n'a pas tort : « une de perdue, dix de perdues ». Les filles sont trop fières : elles estiment dégradant de sortir avec un mec qui s'est fait moucher par une autre fille. À vrai dire je ne tentais jamais ma chance sans être certain que la porte était ouverte, de sorte que des râteaux je n'en prenais jamais. Mais je me souviens tout de même de cette fille. Et je réalise qu'en fait ma paralysie remonte à elle, pas à la jeune fille aux yeux de miel. Elle s'appelait Virginie, et je saurai plus tard qu'elle sortait avec un mec de Redbong. On s'était rencontrés en soirée, en 1998, et elle m'avait laissé son numéro de téléphone (s'abstenant de préciser qu'elle avait un mec). Elle ne m'avait jamais rappelé et j'avais lâché l'affaire après trois messages, mais j'avais su plus tard qu'elle était allé crier partout que j'étais amoureux d'elle (pour être honnête, j'avais surtout envie de la sauter) et qu'elle m'avait mis un vent (en fait nous n'en étions jamais arrivé là, encore eut-il pour cela fallu qu'on se revoit). J'avoue, j'avais vécu ça comme une implacable humiliation. « Une de perdue, dix de perdues ». Si le râteau imaginaire (mais public) d'une mythomane était parvenu à m'embarrasser, on imaginera sans peine l'effet dévastateur qu'un vrai râteau public aurait eu sur moi. Et puis j'avais simplement trop morflé, perdu toute confiance en moi. La fille aux yeux de miel, la Québécoise, la rouquine... Se faire plaquer trois fois en un an c'était juste un peu too much... Il avait beau eu s'agir de trois princesses de catégorie A, avec lesquelles tout le monde voulait être, il n'y avait guère de gloire à les avoir séduites si c'était pour ne pas parvenir à les garder. Autour de moi, les Pentes de la croix-Rousse étaient devenues une partouze incessante, ça baisait dans tous les coins et je me sentais complètement à côté de la plaque... À la fois, je n'avais plus grand intérêt pour les plans cul, j'avais juste envie d'une amoureuse... Bref, le contexte n'y était pas. Alors toute ma libido, toute ma frustration sexuelle et affective passait dans les chansons, répétitions et concerts de Shoona Sassi, et il faut bien admettre que ça donnait une certaine intensité au résultat... Il est d'ailleurs significatif, lorsque l'on sait que je serai en couple de façon quasi ininterrompue entre mi-2002 et la fin du projet fin 2005, de constater à quel point mon intérêt pour Shoona Sassi, en tant que projet, diminuerait peu à peu... Une fois, en lisant Mon nom n'est pas Tantale, une amie m'a dit « Tu veux c'que tu veux pas ». Elle avait raison.

« Ne vous attachez pas aux vues duelles, évitez soigneusement de les suivre. S'il y a la moindre trace de oui ou de non, l'esprit se perd dans un dédale de complexités. »
Arnaud Desjardins.

Je manque décidément d'entrain au travail à Lengde, préférant errer interminablement dans la campagne. Il faut dire qu'écrire des scénarios de BD fantastique et SF après un roman, c'est un peu moins excitant : il me faudra encore longtemps pour oser franchir le pas, abandonner la BD de genre pour des BD plus littéraires (et me faire dire par les éditeurs que c'est intéressant, mais justement trop littéraire), et ce n'est que ce jour-là que j'apprécierai vraiment l'exercice. Faute de socialiser avec les habitants du village qui me saluent poliment et c'est tout, j'essaie de m'intéresser aux poules, mais ces animaux stupides ont peur de moi. Je lis Louisiana de Michel Peyramaure. J'ai hérité ce bouquin de ma mère et je vois qu'il a été imprimé en juillet 2000, c'est-à-dire six mois avant sa mort. Je me demande si elle a même eu le temps de le lire... Cette semaine a Lengde est une longue méditation sur ma vie, à l'aube de mon vingt-sixième anniversaire. Je fais le point sur tout ça, me dis que décidément ça n'est pas si mal même si ça n'a pas toujours été simple. En tout cas je ne me suis jamais ennuyé. J'ai plutôt l'impression d'avoir déjà vécu plusieurs vies. Je sais en tout cas que mes années de post-adolescence sont finies. Je suis désormais plus proche des trente ans que des vingt. J'ai d'autres aspirations. Je viens de tourner une page en quittant mon appartement rue de l'Annonciade. Je réalise aussi que, dans la foule de mes connaissances et relations, il y a plein de gens que je n'ai plus envie de voir. Il faudra trier. Nous verrons bien...

Depuis quelques jours, j'ai par ailleurs un très mauvais pressentiment, qui me dicte qu'il s'est passé quelque chose, j'ignore quoi, et que ma princesse indienne a décidé de me quitter. Mais je n'ai aucun moyen d'en savoir davantage, alors je m'efforce de ne pas y penser.


Prochaine expérience : The Miao Experience (pt. 3).
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