30 octobre 2015

The China Experience – 18/ The Lijiang Experience (Pt. 7)

Premier voyage en Chine, septembre-novembre 2002.

Décollage ici.
Expérience précédente : The Lijiang Experience (Pt. 6).


07 octobre 2002 – 02 novembre 2002 : The Lijiang Experience, Lijiang (Yunnan).

Septième jour. Je me décide à sortir un peu de la vieille ville, juste pour grimper sur la colline voisine qui comporte un parc. La pluie soudain m'interrompt, et je me réfugie trempé au Ma Ma Fu's Café. Je me réconforte ensuite au Camel 3 avec une pizza à trente yuan (c'est à dire très cher). C'est une pizza aux fruits, d'un goût sucré-salé curieux mais agréable. Sur la devanture du café, des banderoles clament « no war in Irak ». Je finis comme chaque jour au Prague Café où j'écris des heures durant, bercé par The Million Dollar Hotel et Charango.

Je papote également avec une jeune Chinoise dénommée Lu, qui essaie de me convaincre que la Chine est dans une phase de « communisme en économie de marché » ou quelque absurdité du genre, et que l'on reviendra à une économie purement socialiste lorsque la nation se sera hissé au niveau des pays riches. Mes doutes la mettent mal à l'aise alors je n'insiste pas : je ne suis pas là pour juger ni faire de la propagande. Sept ans plus tard, en 2009, je m'apercevrai que certains Chinois croient toujours à cette fable… Lu se raconte : son métier de guichetière, qu'elle envisage de quitter, qui la lasse et la contraint à beaucoup d'heures supplémentaires. Ses parents qui se sont endettés auprès d'une banque afin d'acheter un appartement, ce qui est contraire aux habitudes chinoises (ici, m'explique-t-elle, l'emprunt n'est pas vécu comme un investissement comme en Europe, mais comme un dernier recours et un appauvrissement). Lu me décrit un peu les différentes religions chinoises, ajoute qu'elle n'adhère à aucune d'entre elle, mais croit en Dieu et en la réincarnation. Selon elle, le bouddhisme s'est surtout développé en Chine auprès des femmes. Leurs pénibles conditions de vies (elles étaient officiellement les « esclaves » de leurs époux) étaient quelque peu adoucies par la perspective d'une vie meilleure, après réincarnation… Elle considère d'ailleurs que la condition de la femme ne s'est guère améliorée, puisqu'elle doit désormais travailler, tout en restant seule responsable des tâches ménagères et des enfants.

Photo : Dr. Ma Pingke


La question des enfants, justement, me taraude. Je n'en n'ai jamais vraiment trop voulu mais ma princesse indienne, elle, en veut absolument. Il s'est passé, entre l'Inde et la Chine, quelque chose d'inouï à ce sujet. En décembre 2001, ma meilleure amie apprend qu'elle est enceinte. Le père ne veut rien savoir. Elle me demande si je veux être parrain et l'accompagner tout au long de sa grossesse car elle ne se sent pas la force de traverser tout cela toute seule. Je dis oui sans hésiter. Lorsqu'on me demandera plus tard pourquoi, je dirai simplement que c'est parce qu'elle me l'a demandé, et c'est aussi simple que ça. Ensuite il y a la Rouquine, une vieille amie. Je la connais depuis le lycée, alors elle était une princesse inaccessible mais entre temps, je suis devenu princesse moi aussi. Elle vit désormais à Angers. Je tente ma chance au cours d'un échange de SMS. Il suffit parfois d'un texto... Elle m'invite à lui rendre visite, ce que je fais à la suite d'un premier trip à Angoulême avec mon collaborateur Christophe Lacaux, à la rencontre des éditeurs. Elle va mal, je vais mal, mais nous passons une nuit inoubliable que j'immortaliserai dans le texte Mercure liquide. L'extrême revient puis repart aussi sec et tout part en couille. La Rouquine vient à Lyon pour quelques jours. Elle est incapable de me dire qu'elle a besoin que je m'engage et, incapable de comprendre qu'elle en a autant envie que moi, je n'ose le faire. Mon apparente désinvolture la blesse, elle m'insulte, m'accuse peu ou prou d'être l'incarnation du mal (rien moins !) et part en claquant la porte. Game over. De ce marasme naît, comme je l'ai déjà raconté, l'idée d'un départ en Chine et une nouvelle étape dans ma dépression. Les fêtes se font de plus en plus amères, je rase de plus en plus les murs. Parfois, je rentre seul chez moi et je pleure.

Bientôt, ma meilleure amie s'installe chez moi avec ses deux chats : ça fait quatre avec les miens mais l'appart' est immense donc ça va. Nous sommes tous deux au bout du rouleau, complètement au bout du rouleau. Comme un frère et une sœur, nous nous soutenons merveilleusement dans la traversée de nos tunnels noirs respectifs. Je pratique l'haptonomie avec elle, me retrouve à attendre cet enfant comme si c'était le mien. De nos solitudes est en train de naître quelque chose de magnifique, et nous nous accrochons à cela. Deux à trois fois par semaines, nous répétons dans mon salon avec DaBoostemp. Shoona Sassi prend forme, toute ma frustration sexuelle et affective y passe, notre musique est un immense cri de rage festif, une danse de vie pour contrer la morbidité qui m'habite. Nous organisons une mini-soirée Neweden avec d'autres artistes pour notre premier concert, fin juin. Je ne vis plus que pour trois choses : le premier concert de Shoona Sassi, la naissance de mon filleul et mon départ en Chine. Je m'accroche à cette trinité comme à un fil d'Ariane. Ce sont les seules choses qui m'empêchent de sombrer tout à fait. Je garderai un souvenir profondément ému de cette période, parce qu'en dépit de la souffrance qui m'habitait elle fut belle. Elle fut belle parce que je m'accrochais à ce à quoi je pouvais m'accrocher, parce que malgré la dépression je ne me laissais pas abattre. Ce printemps 2002, cette épopée désespérée, restera parmi les périodes les plus romantiques de mon existence.


Prochaine expérience : The Lijiang Experience (Pt. 8).

21 octobre 2015

The China Experience – 17/ The Lijiang Experience (Pt. 6)

Premier voyage en Chine, septembre-novembre 2002.

Décollage ici.
Expérience précédente : The Lijiang Experience (Pt. 5).


07 octobre 2002 – 02 novembre 2002 : The Lijiang Experience, Lijiang (Yunnan).

Sixième jour. Je paie pour cinq nouvelles nuits, après quoi j'irai voir les Miaos et les Dongs. Je passe l'essentiel de la journée à travailler sur L'incident Œdipe (inédit) au Prague Café et au Photo Café. Je réalise que depuis bientôt une semaine je ne fais que passer d'un bar lounge à un autre, écrire et flâner dans les ruelles. Et c'est une révélation ! J'ai trouvé là un mode de vie qui me comble tout à fait. Doux farniente chinois… Avant de m'endormir, je tente d'écrire une chanson à propos de la Québécoise, et ne parviens à rien.
Photo : Dr. Ma Pingke
La Québécoise m'avait donc quitté en septembre 2001, au terme d'une semaine bizarre. Comme chaque rentrée, les fêtes avaient repris à un rythme hystérique et en l'espace d'une semaine j'effleurai peu ou prou cinq femmes différentes, dont ma Québécoise et la jeune fille aux yeux de miel qui, un soir qu'elle se sentait probablement un peu seule, m'offrit une sorte de happening post-apocalyptique qui me laissa sans voix. Toute cette débauche mit les Islamistes en rage et ils explosèrent le World Trade Center en représailles. Stupéfait, j'écrivis le pamphlet La Terreur (inédit) dans la foulée, qui servirait plus tard de base à Bébé Coma et se verrait à ce titre supprimé du sommaire de Fragments nocturnes. Ensuite, au fil des semaines un grand vide s'empara de moi. Il ne se passait absolument rien. Neweden tué dans l’œuf une seconde fois par mes soins, des tas de projets artistiques qui restaient lettre morte et un grand désert affectif... Une amie m'offrit ses bras un soir de dérive, me sauvant probablement la vie. Le réveillon fut une serpillière : je me traînai à deux teufs en apparts, l'une après l'autre. Je n'avais plus rien à dire à personne. Devoir saluer trente connaissances en dix minutes me lessiva. Je quittai la seconde fête à une heure à peine, sans dire au revoir à qui que ce soit, rasant les murs comme un criminel en fuite. Je me réfugiai chez moi, juste assez ivre pour être totalement déprimé, pas assez pour ne plus m'en rendre compte, avec mes deux chats pour témoins. J'avais perdu tout goût pour les mondanités et c'était comme une petite mort. Il fallait bien que je me décide à l'admettre : j'allais mal. J'avais oublié comment vivre sans l'extrême et j'allais mal.


Prochaine expérience : The Lijiang Experience (Pt. 7).

14 octobre 2015

The China Experience – 16/ The Lijiang Experience (Pt. 5)

Premier voyage en Chine, septembre-novembre 2002.

Décollage ici.
Expérience précédente : The Lijiang Experience (Pt. 4).


07 octobre 2002 – 02 novembre 2002 : The Lijiang Experience, Lijiang (Yunnan).

Cinquième jour. Je commence ma journée à l'Albert's Café, me demandant qui peut bien être Albert. J'ai rêvé de mon retour et je m'interroge également sur l'état d'esprit qui sera le mien, le lundi 25 novembre, dans un mois et demi. La dernière fois (au retour de l'Inde), c'était spécial : j'étais tellement fatigué physiquement (par la Long Way Home Experience) et moralement (par la Om Beach Experience) que j'avais hâte d'arriver. Mais cette fois-ci, sans toutes ces épreuves, serai-je heureux de rentrer ? Cette petite méditation s'avère d'une ironie mordante lorsque l'on sait ce qui m'attend. Je l'avais déjà écouté vite fait en France, mais c'est à Lijiang que je tombe amoureux de l'album Charango de Morcheeba, que jouent en chœur la plupart des cafés de la ville. Morcheeba étaient parvenus, quelques années plus tôt, à capter parfaitement le zeitgeist. On pourrait dire que c'est en partie ce qui fait le génie d'une œuvre d'art, quelle qu'elle soit : sa capacité à saisir l'esprit du temps. Non pour être, comme disait Rimbaud, « absolument moderne » mais naturellement, spontanément. Le trip-hop est un mouvement musical qui a, mieux que beaucoup d'autres, parfaitement su faire cela au milieu des années 90. Après que Massive Attack et quelques autres aient ouvert le bal, Debut de Björk (1993) exprime parfaitement la frivolité festive mêlée d'inquiétude des jeunes métropolitains chics que nous étions. Les deux titres « dansants » du disque se renvoient d'ailleurs la balle : Big Time Sensuality fait l'apologie d'une fête décomplexée, quand There's More To Life Than This s'interroge immédiatement, en écho, sur le sens d'un tel mode de vie. Un an plus tard, Portishead nous plongeait dans l'incertitude avec leur album Dummy. Cédric Klapisch l'a très bien compris en faisant de Glory Box la chanson-thème de Chacun cherche son chat : le morceau, comme le film, met en exergue la fragilité émotionnelle, la perte de repères qui nous habitaient tous. Encore un bond d'un an et ce fut au tour de Tricky, qui catalysa toute la colère des 90's dans le visionnaire Maxinquaye. Je passe volontairement sur tous les autres (Archive, Moloko, Lamb, Smoke City, Crustation, Louise Vertigo, Alpha, Cibbo Matto... que de disques merveilleux parus en l'espace de quelques années !) puis finalement, ce fut au tour de Morcheeba. Après un premier album remarqué (et remarquable), le trio livra Big Calm en 1998 et ce fut un succès mondial. Certains prétendirent que l'album était trop commercial, trop bisounours, inférieur à son prédécesseur. Le succès de Big Calm, pourtant, n'était pas dû qu'à un bon plan marketing. J'avais vingt-deux ans en 1998 et nous étions tous, moi et mes potes, hypnotisés par ce disque. Il est vrai que Big Calm est un véritable chamallow : avait-on jamais pondu quelque chose d'aussi doux que cet album lounge, porté par la voix suave de Skye ? En quoi Big Calm avait-il capté l'air du temps ? En nous apportant exactement ce dont nous avions besoin ! Ma génération vivait alors ce que Tricky nomma pertinemment une « pre-millenium tension » : les derniers fragments de l'idéal soixante-huitard s'effilochaient, on nous promettait un avenir difficile et notre propre révolution culturelle (cybernétique, électronique) ne faisait la fête que voilée de craintes et de cynisme. Et tous autant que nous étions, jeunes hommes et jeunes femmes, nous avions pourtant besoin de tendresse, d'être rassurés. Et c'est ce que fit Big Calm, disque-berceuse voué à réconforter les enfants apeurés. Alors que leurs prédécesseurs avaient su canaliser nos velléités de fêtes et nos angoisses, Morcheeba sut capter ce besoin de paix, de douceur, de sécurité, composer quelque chose qui vibrait en parfaite harmonie avec ce besoin collectif. Après, il y a eu Fragments Of Freedom, un disque très accessible, un peu facile et épinglé par la critique. Alors, en 2002, Morcheeba revint aux sources, réconcilia les fans du premier album (sombre) avec ceux du second (lumineux) avec un opus mi-figue mi-raison, un tantinet cynique, un tantinet tendre, parcouru de la sensualité intrinsèque à l'esthétique du groupe. Le disque de la maturité pour Morcheeba sans doute, moins surprenant que ses prédécesseurs, mais parvenant à synthétiser tout ce qui en faisait le génie. Captant peut-être aussi à son tour un certain zeitgeist, celui des années post-trip-hop. Nous avions survécu à la fin du monde (celle de l'an 2000, symbolisée à retardement par le 11 septembre 2001). Déjà, nous nous préparions à la prochaine apocalypse (2012 ?). Mais en attendant, il fallait bien vivre, rire et pleurer, s'étreindre et s'engueuler, toutes choses exprimées par Charango

Photo : Dr. Ma Pingke


Plus tard, je fais la rencontre du serveur du Sakura Café. Âgé de trente-et-un ans, marié à une Sud-Coréenne et père d'un bébé de un an, il est issu d'une minorité dont j'oublie aussitôt le nom. Grand voyageur, il a accompli l'exploit de faire le tour de l'Asie en solitaire (Japon, Corée, Laos, Vietnam et Inde). Je dis « exploit » car il peste longuement sur le gouvernement chinois, qui ne délivre habituellement de passeports que dans le cadre de voyages organisés (j'apprendrai, en 2009, que les choses ont heureusement changé). Il envisage donc de s'installer en Corée avec sa femme, afin de bénéficier d'un passeport coréen et de la liberté qui va avec. Paradoxalement à ce besoin de libertés individuelles, il déplore une évolution trop rapide de la société chinoise. Il évoque l'ouverture du Sakura Café en 1997 : à l'époque, on ne voyait ici que des touristes japonais et occidentaux. La récente affluence de touristes chinois anéantit, selon lui, l'authenticité des lieux (autre paradoxe s'il en est). Les échoppes et les restaurants se multiplient, le turn-over est tel qu'il ne parvient que rarement à mener de véritables conversations avec les gens. En l'écoutant, je me demande à quoi pouvait ressembler Lijiang il y a encore cinq ans, tout en songeant que si je reviens dans quelques années, je constaterai sans doute maints autres changements (et en effet, je les constaterai). Rien à voir, mais je m'étonne d'un détail : alors que les Indiens semblent généralement plus vieux que leur âge, les Chinois paraissent systématiquement plus jeunes. Un autre serveur prend alors le relais de la conversation. Lui est un jeune homme plein d'entrain, fasciné par les femmes occidentales. Il me demande comment on dit « tu es belle » et « faire l'amour » en français. Á peine le lui ai-je enseigné qu'il se met à déclamer « faire l'amour ! », « faire l'amour ! » à toutes les Occidentales qui passent par là. Heureusement pour lui, il semble qu'aucune ne soit francophone.

Au Photo Café, j'avale mon premier café depuis un mois et je me sens revivre ! Je repense à ce projet de BD de super-héros pour adultes entamé dans le désert du Thar un an et demi plus tôt, et en conclue que décidément, le format BD ne correspond pas à ce récit. La brièveté qu'exige le marché français (48 pages par album) impose une superficialité qui m'interdit de traiter correctement mon sujet : il vaudrait mieux en faire un roman ! Déjà en 2002, je m'interroge sur les limitations que m'impose la bande dessinée. Il me faudra encore huit ans pour renoncer tout à fait à ce format, et admettre qu'il n'y a qu'en littérature ou en poésie que je puis aller vraiment au bout des choses !

De retour au Prague Café, je tchatte brièvement avec ma princesse indienne sur internet. Comme elle reparle de mariage, je lui propose, plutôt qu'un mariage définitif et légal, de se remarier symboliquement chaque année, chaque 22 juillet. Ne vaut-il pas mieux renouveler nos vœux régulièrement, que de nous y enfermer à jamais ? Elle semble trouver l'idée séduisante. Ouf ! Ensuite je note que je me sens comblé : j'ai la liberté de voyager, je suis en couple avec la femme de mes rêves, ma créativité littéraire est à son comble, mon groupe Shoona Sassi s'affirme comme une formule musicale originale (nous faisions en fait de l'electroclash sans le savoir, ce qui nous plaçait à l'époque au top de l'avant-garde), j'ai à Lyon une vie qui me convient, nombre d'amis proches… Je me demande si, enfin, je n'ai pas atteint l'équilibre. Je l'ai en tout cas atteint à ce moment précis : je n'ai que rarement connu pareille sérénité. J'apprendrai par la suite que l'équilibre est une chose fragile, qui se gagne, se perd, se regagne, se reperd…


Prochaine expérience : The Lijiang Experience (Pt. 6).

Premier voyage en Chine, septembre-novembre 2002.
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