25 juin 2016

La perspective historique pour les nuls

On peut être pour ou contre le concept d'Union Européenne, ou d'Europe Fédérale, je ne vais pas me lancer là-dedans parce que tout a déjà été dit et je ne changerai l'avis de personne. J'ai juste un truc à dire.

Avant d'en venir à ce truc à dire, j'ai quand même envie de rappeler, en préambule, qu'à l'origine le projet européen reposait sur une idée simple et forte : le maintien d'une paix durable après la tragédie des deux guerres mondiales. On l'oublie trop souvent, mais c'est largement aussi important que la libre circulation des biens et des personnes, la nécessité de peser face aux géants économiques de demain et le reste. L'Europe, comme l'ONU, est un projet à échelle humaine. C'est un modèle qui a, aurait, pourrait avoir vocation à se répandre sur d'autres continents.

Vivant en Asie, je suis souvent rappelé, avec une surprise toujours renouvelée, au fait que les pays d'Asie ont des conflits frontaliers. L'inde et le Paksitan, l'Inde et la Chine, le Cambodge et la Thaïlande, etc. De temps en temps quelques soldats se tirent dessus pour quelques kilomètres de cailloux, et les relations diplomatiques sont constamment tendues. Pour dire le délire que c'est, les guides Lonely Planet sont obligés de mettre un disclaimer sur certaines cartes pour dire que les frontières indiquées sont sujettes à débat, histoire de ne froisser personne ! Pour l'européen de génération X/Y que je suis, tout ça semble tellement années 30. Inconcevable.

Bon, on a nos problèmes aussi : la merde en Belgique, des velléités indépendantistes çà et là (encore que les Corses et les Basques se sont calmés), le conflit irlandais qui n'est pas si loin... Mais quand même : j'ai du mal à imaginer nos soldats s'écharper avec leurs homologues espagnols pour un kilomètre de Pyrénées, si vous voyez ce que je veux dire. Et ça, c'est en grande partie grâce au projet européen.

Mais ce n'est pas de ça que je voulais parler.

Ce que je voulais, c'est répondre à l'argument selon lequel « on a essayé et on voit bien que ça ne marche pas » (parce que pas assez de démocratie ni de transparence, trop de bureaucratie et d'élites, une incapacité des dirigeants à se mettre d'accord, une Europe trop libérale, etc.). Cet argument est souvent repris par des gens qui, à la base, étaient ou auraient été plutôt pro-Européens. Des gens qui trouvent que si c'est bon pour l'économie, si ça facilite le voyage et l'expatriation, si ça maintient une paix permanente sur le continent, le concept est bon. Mais pas sa réalisation. Ça fait soixante-huit ans qu'on a commencé, vingt-trois ans que l'UE existe en l'état : si ça avait dû marcher ça aurait marché. Donc tant pis, dommage, il faut tout arrêter, le modèle national marche mieux finalement.

Je voudrais mettre les choses un peu en perspective.

L'espèce humaine a, sous sa forme actuelle, deux-cent mille ans.

La civilisation (sédentarisation, agriculture, domestication, villes, écriture...) a plus ou moins douze-mille ans.

La plupart des gens, finalement, ont tendance à croire que l'histoire de l'humanité a commencé par leurs arrières grands-parents. Et qu'elle se terminera par leurs arrières petits-enfants. C'est humain, on ne vit que brièvement, c'est dur de se figurer dix-mille ans, sans parler de deux-cent mille.

Mais n'empêche, pour en arriver à Shaomi qui tape cet article sur un PC pour le poster sur un blog, il a fallu deux-cent mille ans. Allez, disons douze-mille pour vous faire plaisir vu qu'on n'a pas fait tant de trucs que ça pendant les cent-quatre-vingt-huit-mille premières années.

Maintenant, imaginez ce qui a pu se dire de la démocratie, au début. « On a essayé, vous voyez bien que ça ne marche pas. » Cet argument fut, évidemment, avancé par nombre de régimes totalitaires au cours des deux derniers siècles.

Pourtant, mis à part quelques véritables demeurés, je n'entends jamais les détracteurs de l'UE demander un retour à la monarchie absolue, au fascisme ou au communisme. On se plaint plutôt d'un manque de démocratie, mais on ne conteste plus son évidence en tant que système politique. C'est parce qu'elle a, non sans embûches certes, fini par faire ses preuves. Et tant mieux !

L'EU, elle est tout bébé. C'est une expérience unique, sans précédent, dans cette longue histoire de l'humanité. Ça ne pouvait pas, ça ne peut pas être parfait du premier coup. Encore moins en absorbant toute l'Europe de l'Est d'un coup ou presque (on était tellement bien à quinze !). Vouloir l'enterrer en 2016 sous prétexte qu'on a essayé et que ça ne marche pas, c'est se comporter comme un Britannique qui aurait souhaité rétablir la monarchie absolue en 1850, sous prétexte que la démocratie était alors inégalitaire et réservée aux classes supérieures.

C'est faire preuve d'une absence totale, aveugle, de perspective historique.

C'est nier aux européens de 2100 le droit de jouir d'une UE prospère et pacifique, après un siècle et demi de travail pour la rendre viable.

Alors voilà. C'est bien dommage que les Anglais soient partis en tout cas...

19 juin 2016

The China Experience – 30/ The Lijiang Experience (Pt. 19)

Premier voyage en Chine, septembre-novembre 2002.

Décollage ici.
Expérience précédente : The Lijiang Experience (Pt. 18).


07 octobre 2002 – 02 novembre 2002 : The Lijiang Experience, Lijiang (Yunnan).

Dix-neuvième jour. Après notre seconde leçon, Ding me propose une partie d'un jeu chinois, où il s'agit de déplacer des billes sur une sorte de plateau. J'en suis ravi, mais le souci, c'est que Ding est incapable de m'expliquer les règles en anglais. Je me retrouve donc à avancer mes billes au hasard, sur une musique chinoise particulièrement kitsch et chouxse, sous le regard perplexe de Yosuke. Finalement, j'assimile rapidement la règle du jeu (qui, à vrai dire, est d'une simplicité enfantine), et je gagne deux parties sur quatre, dont la première.

Tout au long de mes cours de langues avec Ding et Ming Xia, je me découvre une patience insoupçonnée. N'ayant aucune expérience de l'enseignement, je peine parfois à leur expliquer, ou à leur faire prononcer quelque chose. Il serait aisé de m'en agacer, mais je m'amuse tellement que ça ne me viendrait pas à l'idée. J'écris moins ces jours-ci, faute de temps, mais je me régale de tous ces moments, en compagnie de ma nouvelle « famille »… Le fait d'être adopté ainsi par un groupe de Chinois, de partager leur quotidien, de ne fréquenter pour seul touriste qu'un Japonais… Je kiffe le dépaysement ! Toute cette gentillesse autour de moi… Je suis conscient d'être dans une oasis, de vivre des moments rares…

Photo : Dr. Ma Pingke


Au dîner, je commande un « Naxi potato pankake ». En gros, cette spécialité naxi n'est rien d'autre qu'un habile assemblage de frites : plutôt que de faire frire les patates par petits morceaux, vous les découpez de manière à composer une toile d'araignée en pommes de terre. Voyant que j'ai affaire à des frites, je réclame du ketchup. Jenny, la patronne et grande sœur de Yanli, fraîchement rentrée de Kunming, s'exclame : « Du ketchup ?! Mais c'est un plat chinois !!! ». Je réponds qu'en ce qui me concerne ce sont des frites, et elle me donne mon ketchup en riant…


Prochaine expérience : The Lijiang Experience (Pt. 20).

17 juin 2016

Nous, les vivants

Née en 1905, Ayn Rand fuit l'URSS en 1926, pour les États-Unis. Elle y deviendra l'un des auteurs les plus importants de la littérature américaine du vingtième siècle, grâce à ses romans La source vive et La grève. Ces deux best-sellers furent longtemps, bizarrement, ignorés par les éditeurs français, probablement à cause du positionnement ultralibéral de leur auteur.

Bref, je vous raconte ça parce que c'est important de mettre les deux citations ci-dessous dans leur contexte. Nous, les vivants, le premier roman d'Ayn Rand, parut aux USA en 1936. C'est un livre important sur le plan historique, parce que c'est la première œuvre de fiction jamais publiée à décrire la vie quotidienne des Russes après 1917, et de fait à mettre en perspective les abus du régime soviétique. La tragédie humanitaire soviétique nous est aujourd'hui familière mais il faut se souvenir qu'à l'époque, l'Occident savait peu de choses de ce qui se passait réellement en URSS (ou plus tard en Chine, d'où la délirante fièvre maoïste des années 60-70). Même aux USA, Ayn Rand eut les plus grandes difficultés à publier son livre, de nombreux éditeurs ayant des sympathies communistes.

De l'aveu d'Ayn Rand elle-même, Nous, les vivants n'est pas un livre sur le communisme. C'est un livre sur les régimes totalitaires, quels qu'ils soient : Rand exécrait le nazisme, le fascisme, la monarchie absolue et toute autre forme de totalitarisme autant qu'elle exécrait le communisme. Les passages ci-dessous m'ont profondément touché, parce qu'ils mettent en avant quelque chose d'essentiel, dans le contexte d'un régime qui prétendait systématiquement sacrifier l'individuel au collectif, et faisait peu de cas de la vie humaine. Je les publie tels que je les ai lus, en anglais.

Le premier passage est prononcé par une femme sur le point d'être déportée au goulag pour dix ans, consciente du fait qu'elle n'en reviendra probablement pas :
There's something I would like to understand. And I don't think anyone can explain it... There's your life. You begin it, feeling that it's something so precious and rare, so beautiful that it's like a sacred treasure. Now it's over and it doesn't make any difference to anyone, and it isn't that they are indifferent, it's just that they don't know, they don't know what it means, that treasure of mine, and there's something about it that they should understand. I don't understand it myself, but there's something about it that should be understood by all of us. Only what is it? What?”

Le second passage est prononcé par Kira, l'héroïne du roman, qui essaie désespérément de sauver la vie de son compagnion, malade :
'Comrade Commissar, you see, I love him. And he is sick. You know what sickness is? It’s something strange that happens in your body and then you can’t stop it. And then he dies. And now his life—it depends on some words and a piece of paper—and it’s so simple when you just look at it as it is—it’s only something made by us, ourselves, and perhaps we’re right, and perhaps we’re wrong, but the chance we’re taking on it is frightful, isn’t it? They won’t send him to a sanatorium because they didn’t write his name on a piece of paper with many other names and call it a membership in a Trade Union. It’s only ink, you know, and paper, and something we think. You can write it and tear it up, and write it again. But the other—that which happens in one’s body—you can’t stop that. You don’t ask questions about that. Comrade Commissar, I know they are important, those things, money, and the Unions, and those papers, and all. And if one has to sacrifice and suffer for them, I don’t mind. I don’t mind if I have to work every hour of the day. I don’t mind if my dress is old—like this—don’t look at my dress, Comrade Commissar, I know it’s ugly, but I don’t mind. Perhaps, I haven’t always understood you, and all those things, but I can be obedient and learn. Only—only when it comes to life itself, Comrade Commissar, then we have to be serious, don’t we? We can’t let those things take life. One signature of your hand—and he can go to a sanatorium, and he doesn’t have to die. Comrade Commissar, if we just think of things, calmly and simply—as they are—do you know what death is? Do you know that death is—nothing at all, not at all, never again, never, no matter what we do? Don’t you see why he can’t die? I love him. We all have to suffer. We all have things we want, which are taken away from us. It’s all right. But—because we are living beings—there’s something in each of us, something like the very heart of life condensed—and that should not be touched. You understand, don’t you? Well, he is that to me, and you can’t take him from me, because you can’t let me stand here, and look at you, and talk, and breathe, and move, and then tell me you’ll take him—we’re not insane, both of us, are we, Comrade Commissar?'
The Comrade Commissar said: 'One hundred thousand workers died in the civil war. Whyin the face of the Union of Socialist Soviet Republics—can't one aristocrat die?'

5 juin 2016

The China Experience – 29/ The Lijiang Experience (Pt. 18)

Premier voyage en Chine, septembre-novembre 2002.

Décollage ici.
Expérience précédente : The Lijiang Experience (Pt. 17).


07 octobre 2002 – 02 novembre 2002 : The Lijiang Experience, Lijiang (Yunnan).

Dix-huitième jour. Je fouille mes poches : force est de constater que je me retrouve sans un sou. Je demande à Yanli de me faire une ardoise, le temps que l'argent de Western Union ne me parvienne enfin (en 2002, il faut encore près d'une semaine à un virement pour traverser le monde !). Je décide aussi que je n'ai simplement pas envie de partir d'ici ! Il me reste largement assez de temps pour voir les Miaos et les Dongs plus tard. Et puisque je suis coincé par cette histoire de fric, autant prolonger mon séjour à Lijiang autant que possible ! Ainsi donc, pour quelques jours au moins, je cesse de me répéter chaque jour que je pars le lendemain !

Ming Xia arrive toute honteuse au Prague Café : elle est très embarrassée d'avoir ainsi craqué devant tout le monde la veille. Je la rassure, lui explique que ça n'est pas grave, que je n'étais pas très frais moi non plus, que ce sont des choses qui arrivent et qu'on a bien le droit de pleurer de temps à autre. Par contre, je suis moi-même un peu gêné par autre chose : j'ignore s'il était convenable de la prendre dans mes bras pour la consoler. En Inde, la chose eut été scandaleuse. Ming Xia me rassure : ici, c'est un comportement acceptable, mon attitude amicale était bienvenue. Yanli nous écoute nous démêler de nos embarras réciproques avec un amusement non dissimulé. Même en Chine, où les gens sont très émotifs en comparaison des Européens, Ming Xia et moi atteignons des sommets. Nous nous attaquons à notre seconde leçon de français puis, lorsque arrive Yosuke, à la fameuse lettre. Et c'est ainsi que parviendra à Grenoble une lettre écrite en chinois par une Chinoise, traduite du chinois à l'anglais par un Japonais, puis de l'anglais au français par un Français. Lost in translation. Pour faire bonne mesure, nous insérons les trois versions dans l'enveloppe. Ming Xia est ravie. C'est un vrai plaisir que de la voir retrouver sa légèreté.

Photo : Dr. Ma Pingke


S'ensuit ma quotidienne déambulation dans les ruelles de la vieille ville, que je commence à connaître par cœur sans parvenir à m'en lasser. À mon retour, une des serveuses du Prague Café vient me voir en rougissant. Il est vrai que je n'ai rien dit des deux autres serveuses : Ying et Ding sont deux jeunes filles qui parlent mal anglais, de sorte que nos échanges sont assez limités. Pourtant, nous cohabitons pour ainsi dire : Yanli loue une chambre ailleurs en ville, mais ces deux filles-là dorment à l'étage, au-dessus du bar. Chaque soir, je les entends là-haut, qui regardent des films chinois. Ainsi donc, Ding s'approche timidement et demande si, puisque j'aide Ming Xia avec son français, je voudrais bien l'aider elle avec son anglais. J'accepte de bon cœur et nous voilà flanqués de deux cours de langue quotidiens. La prononciation de l'anglais, je le verrai, n'est guère plus facile pour les Chinois que celle du français.

En parlant de prononciation, un couple de Français s'arrête pour un verre au Prague Café et nous échangeons sur nos voyages, une petite heure durant. Je réalise alors que ma prononciation, mes intonations, la musique de ma voix… Tout cela est bizarre. Je ne parle pas comme d'habitude. Je fais mes comptes et il s'avère que cela fait plus d'un mois que je n'ai pas parlé un mot de français ! J'ai écrit en français. J'ai pensé en français. Mais à l'exception des bribes que j'ai enseignées à Ming Xia, je n'ai pas parlé français en cinq semaines ! Et je me rends compte que j'ai en quelque sorte oublié. Je veux dire, mon corps a oublié comment on fait. Pour mes interlocuteurs, c'est sans doute anodin, ils doivent penser que c'est mon accent régional. Mais en fait je prononce tout bizarrement ! Je me reprends petit à petit, et au bout d'une demi-heure je finis par retrouver une locution tout à fait naturelle ! C'est une expérience pour le moins troublante que de s'entendre parler avec l'accent de quelqu'un d'autre !

Comme j'ai terminé un obscur roman d'aventures historiques dégoté au Prague Café, j'entame la lecture de La pierre angulaire de Zoé Holdenbourg : « seul celui qui ne se protège pas est fort ».


Prochaine expérience : TheLijiang Experience (Pt. 19).
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